mounir fatmi[1. Lire son portrait Sortir du ghetto de nos esprits, paru à l’occasion de l’exposition Fuck Architects, au Frac Alsace en 2009, dans Poly n°125], artiste et plasticien marocain revient pour Poly sur la place de l’image dans le monde arabe dans une analyse critique du Printemps arabe et des révolutions ayant secoué le monde en 2011.
Le magnétoscope de dieu
Je vais essayer d’être très prudent dans mes réflexions et mes jugements. Les informations vont très vite. On est en train de vivre une vitesse jamais égalée. Mais je suis sûr d’une chose : c’est que personne n’oubliera dans notre histoire contemporaine ce qu’il s’est passé durant le mois de février 2011 : deux révolutions dans deux pays arabes où tout était figé dans le temps depuis plus de 35 ans. C’est comme si dieu, s’il existe, avait fait un arrêt sur image dans cette région du monde et avait oublié d’appuyer sur Play. C’est comme si la plupart des gens dans les pays arabes étaient figés et que seuls les touristes occidentaux avaient le droit de bouger de circuler, de prendre des photos et des vidéos de leurs vacances en admirant les pyramides et en profitant des beaux hôtels à bas prix. Personne n’a vu ou voulu voir le malaise des sociétés arabes tant que le pétrole coulait à flot et qu’une pseudo stabilité politico-religieuse était installée. C’est fou de se rendre compte tout à coup que ces pays sont composés d’une population souvent très jeune, assoiffée de liberté, de démocratie, de justice et qui, tout simplement, aspire à un monde meilleur. Finalement dieu vient de se rendre compte que la touche “arrêt sur image” du magnétoscope est toujours enfoncée. Panique, je pense qu’il s’est trompé pendant un laps de temps et a appuyé sur le bouton “accélérer”. Les évènements se sont succédés tellement vite que même les médias ont été pris de cours. Ils ont commencé à parler du printemps arabe avant même l’arrivée du printemps.
C’est tellement fou qu’on peut tout se permettre en ce début d’année. Allez, je vais commencer cet article par une histoire drôle. Deux fous se rencontrent, le premier demande au second : « Quelle heure est-il ? » Le second réfléchit et après un long moment il répond : « Je ne peux pas te dire, tu sais, elle change tout le temps. » Parler d’Internet, des réseaux sociaux, de Facebook, Twitter, Google, Myspace ou de Wikileaks, c’est se trouver à la place de ce fou et essayer de répondre logiquement à une question illogique. Le plus important ici c’est d’essayer de comprendre ce phénomène, et pour le comprendre il faut parler de l’image dans le monde arabe. Je ne veux pas parler ici du cinéma. Malheureusement, la qualité des films qu’on a pu produire ces trente dernières années, est lamentable pour ne pas dire décevante, excepté quelques-uns. Cela est dû aux régimes dictatoriaux arabes et surtout au manque de moyens, de liberté d’expression et souvent à cause de l’autocensure des réalisateurs eux-mêmes.
Parler de l’image dans le monde arabe m’oblige à sauter toute une période postcoloniale de création d’hôpitaux de lavage de cerveaux, je veux dire des télévisions d’État et commencer directement par la création, en 1996, de la chaine Al Jazeera au Qatar. Histoire. Une année avant, le fils Hamad ibn Khalifa Al Thani alors ministre de la défense destitue dans un coup d’état son père se trouvant alors en Suisse et prend le pouvoir. Je pense qu’on peut considérer cette date comme le début d’une nouvelle image du monde arabe. Une rupture avec le père et le lancement d’une chaine de télévision. Soyons d’accord, je ne suis pas là en train de faire l’apologie de la chaine Al Jazeera, qui peut être critiquée sur plusieurs points. Personnellement, je porte toujours une vision critique sur ce vieux média qu’est la télévision. Mais, la révolte du printemps arabe aurait pris beaucoup plus de temps sans l’efficacité des réseaux sociaux mais aussi sans la diffusion d’Al Jazeera auprès de plus de 40 millions de téléspectateurs dans le monde.
Bon, essayons de voir tout ça avec la cassette et le magnétoscope de dieu ; ce qui nous permettra d’avancer, de reculer, de ralentir et de faire des arrêts sur image. Il y a plusieurs dates sans lesquelles il serait difficile de parler de la naissance de cette nouvelle société d’information dans les pays arabes. Je choisis ici rapidement quelques évènements symboliques, de la télévision au réseau Internet, qui ont marqué la rue arabe et qui m’ont marqué personnellement.
Retour en arrière, vitesse rapide, arrêtons-nous en 1990, guerre du Golfe menée par Georges Bush père, invasion du Koweït par l’Irak. Janvier 1991, les États-Unis et la coalition protègent l’Arabie Saoudite et libèrent le Koweït. Titre de l’opération : Bouclier du désert qui devient ensuite Tempête du désert et qu’on peut qualifier à la fin de « Désert tout court ». Tous ces noms qui ressemblent à des mauvais films hollywoodiens de série Z ont été donnés par le Département de la Défense des États-Unis. Toute l’information ou presque a été gérée par la chaine de télévision américaine CNN et quelques médias Européens.
Avance rapide… stop. 11 septembre 2001 : le choc. Une grande partie des images a été filmée par des amateurs avec leurs téléphones portables, exceptées quelques équipes de tournage qui se trouvaient par hasard au bon endroit au bon moment. L’image du monde arabe, ou plutôt des Arabes dans le monde, a pris un coup fatal. Il fallait tout refaire mais la machine médiatique était tellement puissante qu’elle a failli convaincre toute la jeunesse arabe que leur héros s’appelait Ben Laden, que leur cause était le djihad, que leur seule arme était leur corps et que la seule solution était le terrorisme. La suite des événements nous a prouvé le contraire.
En réponse à ces attentats, George W. Bush fils a lancé sa doctrine de « guerre préventive » qui a justifié la guerre d’Afghanistan et l’invasion de l’Irak dite « opération Iraqi Freedom ». Première grande information : l’Irak n’avait pas la grande et puissante armée martelée depuis des années par la machine médiatique. Sa défaite a été rapide, ainsi que la capture, le jugement et l’exécution de Saddam Hussein. Une guerre-éclair, des images diffusées en temps réel, presque un jeu vidéo. On voit Bagdad éclairé par les lumières d’explosions de bombes et de missiles. « We got him. » On voit Saddam Hussein barbu dans un état sauvage. Un médecin militaire prélève sont ADN ; lui, ouvre sa bouche comme un animal capturé. Fin du jeu. Cette fois l’information est reliée et suivie de très près par Al Jazeera ainsi que d’autres chaines arabes. Les images de l’exécution de Saddam Hussein filmées par le téléphone portable de son propre bourreau circulent sur YouTube. Date intéressante : ce que la télévision ne peut pas diffuser, Internet l’intègre et le digère facilement.
Avance rapide, le 7 octobre 2001. Al Jazeera diffuse l’enregistrement de la vidéo d’Oussama Ben Laden. La chaine s’affirme alors sur la scène internationale. Accusée d’être anti-américaine, les médias américains avaient censuré ses images et ses locaux ont été bombardés en Afghanistan et en Irak.
Avance rapide, stop. Autre date et autre image clé : 2009, manifestation de protestation contre le résultat de l’élection présidentielle iranienne et la réélection de Mahmoud Ahmadinejad. L’agonie d’une jeune femme tuée par balle est filmée par un téléphone portable. Rapidement posté sur internet, diffusée sur les réseaux sociaux, la vidéo fait le tour du monde. La jeune Neda devient l’image de cette presque révolution iranienne.
Retour en arrière, une scène qui mérite d’être vue plusieurs fois au ralenti. Une chaussure qui vole en l’air, un objet volant non identifié dans une salle de conférence de presse hyper surveillée, protection maximale. Nous sommes à Bagdad le 14 décembre 2008, Muntadhar al Zaidi, correspondant de la chaine de télévision Al Baghdadia TV lance ses deux chaussures en direction du président George W. Bush ; action pour laquelle il a été condamné à trois ans de prison, réduite à un an en appel. Cette image est devenue par la suite un symbole de résistance dans les pays arabes. Premier signe de révolte contre le paternalisme américain. Une très bonne leçon donnée aux terroristes d’Al-Qaïda : il n’y a plus besoin de s’exploser pour être écouté et faire la Une des médias.
Retour en arrière, 12 juillet 2007, une vidéo captée à Bagdad à partir d’un hélicoptère Apache de l’armée américaine. En noir et blanc l’image ressemble toujours à un jeu vidéo. On entend les pilotes demander la permission de tirer sur un groupe de civils d’environ douze hommes. La permission a été donnée. Résultat : plusieurs blessés et des morts dont un journaliste de l’agence Reuters et son chauffeur. Wikileaks a montré la vidéo au National Press Club en avril 2010 et l’a qualifiée de « meurtre collatéral ».
Avance rapide, stop. L’image est mentale, je n’arrive plus à l’effacer de mon cerveau. 17 décembre 2010, le désespoir d’un vendeur ambulant le pousse à s’immoler. Le feu encore le feu. Tout a commencé avec le feu. De l’évolution à la révolution. Cette image déchire le plan de mon regard. J’ai envie de couper mon globe oculaire, façon Chien Andalou. Luis Buñuel avait raison, il vaut mieux couper notre regard si on ne supporte plus ce que l’on voit. Mais cette image de ce jeune corps qui brûle en Tunisie ainsi que d’autres corps dans plusieurs pays arabes continue à me hanter même en fermant les yeux. Je pense qu’elle continuera aussi de hanter le président Zine el-Abidine Ben Ali jusqu’à sa tombe.
Stop, retour en arrière, vitesse rapide. Octobre 2001, en visite au Qatar le président égyptien Hosni Moubarak a tenu à visiter les locaux d’Al Jazeera. Après quoi il aurait dit : « C’est donc de cette boite d’allumettes que vient tout ce vacarme ! » Il était surement loin de penser qu’un jour une seule allumette suffirait à porter ce vent chaud qui souffle sur tout le monde arabe.
Un grand décalage entre l’image et le son
Parlons maintenant des réseaux. Est-ce que j’aime les réseaux sociaux ? Non, mais j’aime ce que cela permet de faire. Soyons clairs, tout ça ce n’est que le début de quelque chose qu’on ne maîtrise pas encore. Quelque chose qui grandit vite, qui change rapidement et qui se déplace instantanément. Et heureusement que c’est avec l’énergie des jeunes visionnaires, des passionnés et des révolutionnaires qu’elle fonctionne. On peut parler ici du miracle informatique, une vraie révolution. Surement que les présidents et les rois de certains pays arabes qui pensaient encore que la terre est plate ne pouvaient pas prévoir, ni comprendre que les conséquences de cette révolution technologique pouvaient être une des clés de leurs renversements. Ils ne savaient pas que le PC, hier, Parti communiste est devenu aujourd’hui un personal computer. Que grâce à Internet, cet outil de militaire dont les fondations ont vu le jour dans les années 1960 aux États-Unis et développées dans les années 1980 par les chercheurs du CERN ; et grâce au concept du personal computer qui a vu son succès dans les années 1990 avec la baisse des prix des ordinateurs, la rue arabe allait accoucher d’une jeunesse démocrate.
Ils n’ont pas compris non plus l’intérêt des réseaux sociaux et non pas vu la naissance de cette société globale de l’information. Ils ne pouvaient heureusement pas prévoir que la fusion des technologies de communication (téléphonie portable) et de l’image pouvait être un vrai danger pour leurs stabilités confortables. Que n’importe quel portable peut prendre des photos, des vidéos, enregistrer des interviews et surtout transmettre ces données en temps réel sur un réseau mondial qui est le web. Bref, ils ne pouvaient pas imaginer que la diffusion de l’information via ces réseaux puisse être une vraie arme de destitution massive. Le décalage entre la jeunesse démocrate et les vieux dictateurs autocrates a accéléré l’organisation ou plutôt la synchronisation des manifestations et des mouvements contestataires en général. L’esprit du réseau a fait que cette jeunesse n’a pas demandé le pouvoir, mais le changement du pouvoir. Encore un point de décalage qui a déstabilisé l’ancienne vieille machine politique des pays arabes. Quand le président tunisien Ben Ali a voulu couper le réseau Internet, il ne savait pas que des militants du net, les Anonymous, allaient lancer un appel à la suite duquel 8 000 hackers ont attaqué plusieurs sites officiels ainsi que celui du ministère de l’Intérieur et de la Banque centrale.
Le président Moubarak a fait la même erreur en coupant le réseau égyptien, ce qui a fait augmenter largement les manifestants sur la place Tahrir vu qu’ils ne pouvaient plus rester connectés sur le web. L’autre erreur, c’était de couper la transmission d’Al Jazeera, d’arrêter ses correspondants et de fermer son bureau au Caire. En direct, via un téléphone portable, un manifestant déclare à la journaliste de la chaine : « S’ils ont arrêté vos correspondants madame, sachez que plus de 10 millions de manifestants ici à la place Tahrir sont des correspondants d’Al Jazeera. » Comme Ben Ali, Moubarak a perdu son pouvoir en perdant la bataille médiatique. Les anciens instruments de censure et d’oppression ne fonctionnent plus.
Le point essentiel dans cette révolution est le passage des jeunes arabes de la frustration et la soif d’information, à l’envie et l’obligation de la diffuser, où plutôt comme on dit sur le réseau de la « partager ». Le réseau dormant s’est réveillé. Une connexion au cerveau collectif du monde arabe a fait que ce mouvement s’est propagé à une vitesse phénoménale. La Tunisie, l’Égypte, la Libye, l’Algérie, le Yémen, la Jordanie, le Maroc. Plus d’exception arabe. Je ne veux pas faire ici de la psychanalyse de bas étage. Mais c’est contre ce vieux concept de l’image du père que la jeunesse s’est révoltée. Ces pères qu’on a vu accepter l’inacceptable depuis plus de trente ans, ne sachant quoi faire, ni quoi décider, perdus entre les régimes autoritaires et les mouvements islamistes. C’est une révolte contre le paternalisme en général, qu’il vienne de l’extérieur (aides et hypocrisie), ou de l’intérieur (manipulation et protectionnisme). À ce titre, l’histoire retiendra que c’est en suivant la politique et les idées de son père que George W. Bush a attaqué l’Irak et volé une vraie démocratie à ce peuple qui aurait surement renversé Saddam Hussein dans le contexte actuel.
Avec ou sans le roi
Très en retard. Le roi du Maroc a prouvé encore une fois qu’il était un faux jeune, je veux dire un vrai vieux. Il s’est adressé au peuple d’une manière paternaliste parlant du modèle marocain de démocratie et du développement, essayant de le rassurer alors que le malaise est visible à l’œil nu et que depuis le 20 février 2011 les manifestants demandent des réformes politiques et constitutionnelles profondes. Très en retard, l’installation du comité économique et social. Très en retard, la mise en place le 3 mars du nouvel organisme public chargé de la défense des droits de l’homme, remplaçant le précédent conseil au rôle uniquement consultatif créé par son père, le roi Hassan II, en 1990. Malheureusement le roi Mohamed VI a du mal à couper définitivement avec les idées et la politique de son père. Il suffit de voir les télégrammes diplomatiques des rapports secrets du Département d’État américain sur le site Wikileaks concernant le Maroc, pour comprendre la situation et le malaise des marocains. Les pratiques de corruption se sont institutionnalisées. Tout le système repose sur trois personnes qui occupent toutes des positions privilégiées au cœur de la monarchie. Mohamed VI compte peut être sur le syndrome de Stockholm et l’amour absolu des marocains au trône Alaouite. Ou encore sur son vieux slogan dépassé : « Le roi des pauvres. » Il ne s’est pas rendu compte que ces pauvres qui l’ont soutenu et aimé à la veille de la mort de son père et son avènement en 1999, se sont appauvris et que leur situation est devenue plus que critique durant les onze années de son règne.
Le Maroc a besoin d’un vrai changement, une vraie Révolution du roi et du peuple[2. La Révolution du roi et du peuple est une fête nationale commémorée chaque année, le 20 août, qui rappelle la déportation du Sultan Mohammed V vers Madagascar après que les autorités françaises l’aient destitué en 1953]. De toute façon, si le Roi est incapable de la faire, le peuple la fera. Je rejoins ici l’écrivais marocain Abdelhak Serhane dans sa lettre au roi publié dans le journal Le Monde du 4 mars 2011. « La révolution est en marche. Viendra-t-elle de vous ou se fera-t-elle contre vous ? […] Si vous le faites, on se mobilisera tous derrière vous dans cette noble démarche. Si vous voulez continuer à faire de la simple figuration, la révolution se fera alors contre vous. Et dans ce cas, la houle emportera tout sur son passage. »