Famille, je vous hais
À mi-chemin de sa “Trilogie sous (X)”, le metteur en scène strasbourgeois Mathias Moritz s’attaque à Werner Schwab en créant Antiklima (X) au Maillon. Un huis clos cruel dans lequel la dégénérescence des mots accompagne le grotesque des mécanismes sociaux et des monstruosités familiales. Entretien.
Qu’en est-il de la “Trilogie sous (X)”, débutée par Chalumeau (X)[1. Lire ici notre article sur le festival Premiers Actes 2011, Poly n°141] pendant le festival Premiers Actes en 2011 ?
La trilogie n’existe plus. Elle est en stand-by. Je devais partir de Chalumeau(x) pour arriver jusqu’à Marivaux en passant par Schwab… mais c’est plus compliqué que ça en a l’air. Je voulais faire un atelier amateur en parallèle d’Antiklima (X), en juin, mais ce serait trop de travail.
Exit le Marivaux mais détachez-vous totalement Antiklima (X) de Chalumeau (X) ?
Non mais ça pose des problèmes. Avec Antiklima (X), j’en suis à des inserts au texte de Schwab, ce qui me pose problème. Quand on voit le Hamlet de Vincent Macaigne[ 2. Au moins j’aurai laissé un beau cadavre, créé au festival d’Avignon 2011 par Vincent Macaigne. Lire notre critique, ici , parue dans Poly n°145], on comprend bien, quand il parle de Renault R5 chouf que ce n’est pas Shakespeare qui parle. Il peut insérer du Sarah Kane où il veut, ça colle au propos. Avec Schwab, dès que je fais un rajout, personne ne le connaît vraiment donc tout le monde va penser que c’est de lui. Mon projet est de défendre ce texte mal vu et mal considéré mais si je m’amuse à en rajouter, je vais refroidir les gens. Ceux qui ont vu Chalumeau (X) retrouveront quasiment les mêmes acteurs. Nous sommes la troupe la plus institutionnelle de la région : Liberté à Brême, Chalumeau (X) et Antiklima (X) sont exactement construits de la même façon dramaturgiquement avec l’installation du public, un prologue, Acte 1, 2 et 3 puis un épilogue. C’est comme cela qu’on t’apprend à faire une rédaction quand tu es en 5e.
Ironie mise à part, vous jouez de cette construction scolaire pour mieux éclater les pièces passées dans ce moule…
J’essaie ! Avoir un carcan facile à comprendre par tous éclaire les comédiens, le public et même le metteur en scène. Tout le monde est rassuré. J’ai écrit certaines choses de Chalumeau (X) pour les comédiens, d’autres en pensant à eux et à l’endroit où ils se situent pour la suite. Dans Antiklima (X), trouver l’équilibre entre les comédiens, les personnages et notre mythologie de troupe est plus long et compliqué car la langue est complexe. Si on avait monté Chaise d’Edward Bond, nous serions déjà aux derniers filages ! La nouvelle traduction validée par L’Arche, ne me satisfait pas, du coup je travaille avec le traducteur sur certains passages au profit du plateau et de l’acteur.
Qu’ajoutez-vous à la langue de Schwab, très directe, abrupte mais poétique ?
Je monte la dernière pièce de Schwab, un texte inachevé. Dernière aussi parce qu’il avait décidé de se consacrer à sa peinture de boyaux. On appelle alors sa langue le “schwabisch”. Elle est particulière, issue de l’argot populaire viennois mélangé à la langue traditionnelle. Les gens acceptent cela car ils ont compris son projet de langue. En France, la première scène de la traduction de l’Arche est incompréhensible. Le personnage principal s’enquille trois monologues. Comment attaquer une pièce comme cela ? L’Arche a tenté de franciser la langue alors que nous essayons de la germaniser. Pour que les gens comprennent ce que fout ce personnage sur le plateau je casse son projet car je ne peux proposer ce qu’il s’autorisait, en 1993, après vingt pièces en Autriche. Je m’oblige à éclairer, à faire du didactisme.
Concrètement, vous cassez le rythme et contextualisez les scènes ?
Je prends mon temps. Schwab écrit sans virgules. Je reprends le texte en appliquant un système à la Thomas Bernhard, enlevant toute ponctuation en allant à la ligne à chaque fois. Comme le font Rodrigo Garcia et bien d’autres aujourd’hui. La première phrase, « Quand la réalité a un jour sang qui n’a pas bien coulé », devient « Quand la réalité a un jour sans. Sang qui n’a pas bien coulé. » On donne à entendre le double sens sans/sang qui rend possible sa compréhension.
Idem pour le rapport fécal : « Il n’y pas de trace humaine rouge il n’y a pas de trace humaine brune » évoque le sang et la merde, mais aussi pour l’Autriche de l’époque une lecture politique : le communisme et les chemises brunes. Dans la mise en scène, il me faut passer par une ouverture des paumes de la main et l’envoi d’Hitler en bande son… Du didactisme noyé dans un ensemble pour saisir la portée de ce qui est dit ! Quand j’ai charcuté Fassbinder, j’espérais bien que s’il avait été dans la salle, nous serions allés au bordel ensemble boire du champagne en prenant de la coke.
Antiklimax n’est pas la plus connue des pièces de Werner Schwab. Pourquoi celle-là et pas Les Présidentes, par exemple ?
La France est pauvre en pièce de Schwab. Son rapport à la langue m’intéresse dans la mythologie personnelle de notre troupe : comme pour Louis-Ferdinand Céline et Pierre Guyotat, où il se passe quelque chose. Antiklimax a toujours été un flop de ce côté ci du Rhin, créant le scandale et l’incompréhension. Il est rigolo que vous parliez des Présidentes car dans mes ajouts de textes, la petite Marie fait un monologue dans lequel j’ai rajouté des « j’aurai aimé être Nina Hagen » mais aussi « J’aurai aimé être une des Présidentes de Schwab ». C’est très important parce que la commande passée à Schwab pour Antiklimax était de raconter la jeunesse de la Marie de 70 ans des Présidentes. Ce n’est pas notre projet mais ça reste un fantasme : mon personnage aimerait réussir à y aller mais ne peut pas car le parcours que je lui dresse prend une autre direction. Schwab est un pilier de l’histoire du théâtre qui est pour l’instant galvaudé parce que mal joué, mal représenté et mal diffusé. Dans les années 1990, Schwab et Sarah Kane ne se sont jamais rencontré mais ont pourtant fondamentalement le même projet. Une histoire du théâtre a eu lieu à cet endroit-là. Leur mouvement n’a pas été créé, ils l’ont fait dans leur coin. Cette tranche est importante pour continuer à avancer…
Ce huis clos dans lequel la famille est puante et la société sclérosée ressemble au théâtre qui vous anime…
Si j’avais le choix de tout refaire aujourd’hui et de monter ce que je veux au Maillon au mois de mai, je répondrai sûrement Coriolan de Shakespeare. C’est mon rapport politique aux choses que de montrer cette pièce-là au lendemain des élections présidentielles. Mais je ne l’avais pas prévu.
Schwab est loin d’être sans portée politique dans le rapport individu / groupe qu’il décrit…
C’est une escalade vers quelque chose, comme la Comédie humaine de Balzac, il fait le tour de France. Fassbinder fait pareil avec diverses villes d’Allemagne. J’ai monté Thomas Bernhard, suis tombé dans Fassbinder et ai chuté dans Schwab. C’est mon projet germanique de mouvement. Il démontre que dans la société viennoise de son époque, il y a déjà toute la saleté du monde. Mais son projet est hyper heureux. Pour moi c’est le théâtre de l’exorcisme. Dans ce film, le personnage du prêtre est en perte de foi. Pour combattre le diable, il lui faut croire au démon afin de concevoir le bien de Dieu. Le théâtre de Schwab repose sur la même idée : pour concevoir le bien et l’espoir dans ses pièces, il faut aller au plus profond du sale, mettre la loupe sur ce qu’il y a de plus dégueulasse au monde pour entrevoir quelque chose de beau.
Dans Antiklima (X), le pire c’est l’inceste, la rébellion, le meurtre ?
Nous ramons sur certains effets spéciaux : le père fixe un gode-couteau, référence à Se7en et viole sa fille. Impossible au théâtre même si plus c’est glauque, plus c’est ridicule. Et plus c’est ridicule plus ça appelle le cynisme. Soit les gens rigolent soit ils sont choqués, c’est le problème… Au début des lectures je demandais à un comédien de rentrer de manière impromptue dans les scènes, disant bonjour comme un voisin passant à l’improviste. Quant au meurtre, il est suggéré dans le texte. Moi, je l’annonce clairement. Le personnage du père parle énormément au début, avec des tirades interminables. Puis moins et enfin disparaît. Dans le dernier monologue, le frère dit qu’on le retrouvera déchiqueté. Mais personne ne sait vraiment à ce stade du spectacle. J’ai pris le parti pris de déplacer les scènes pour être radicalement clair. Je montre que la fille va les tuer, elle a la zappette de tout le spectacle.
Dans quel espace situez-vous la pièce ?
Pour moi, c’est au théâtre. Pas dans la vie. On joue sur un plancher surélevé qui s’ouvre, un canapé, des brindilles et un palmier en plastic… On fait du théâtre et on surenchérit dans cette idée là. À la Truman show… Il est délicat de placer la pièce dans une société particulière. D’autant qu’il faut se rappeler que lorsqu’il écrit la pièce, l’Autriche avait déjà perdu son Triple A depuis longtemps. Nous pourrions donc être, en France, au début du prologue de ce que les Autrichiens vivaient à l’époque. D’où le poids historique.
Le côté obscène, cruel et ultra drôle de Schwab, c’est une matière qui vous plait ?
Le rapport didascalique est pas si simple dans les traductions, notamment française. En Autriche, le titre prend un “k” mais en français, ils l’ont traduit avec un “c”. Pourtant Schwab fait référence à l’Antiquité, il aurait donc fallu mettre “qu” en choisissant de faire ça. Or c’est une grosse piste. Ses didascalies font référence à Racine pour qui « l’espace sanglant = la tragédie ». Donc toutes ses didascalies appellent la tragédie. Schwab rejoue l’Orestie où les problèmes sont issus de la famille dans laquelle tout dégénère, allant d’assassinats en assassinats. Marie est une sorte d’Iphigénie sacrifiée. Débarrassons-nous de ce poison qui va nous nuire et nous empêcher d’avancer. À part que là c’est plutôt débarrassons-nous de ce poison car il va nous interdire de stagner. Le problème c’est la langue. Après la confrontation à l’état, elle en dévoile trop, met en danger la famille cloîtrée dans son petit monde. On va les punir à cause d’elle, il faut la faire disparaître sous peine de devoir retourner dans une société qu’ils rejettent. Marie ne s’en rend pas compte puisqu’elle n’est jamais sorti de son pallier. Elle fait partie de ces personnages isolés qui ne connaissent que leur vie.
Vous découpez la pièce en cinq parties : enfance, comédie, pouvoir, crash et rendez-vous. C’est un découpage de travail ou plus ?
Les termes vont se modifier. Cela clarifie une langue complexe. La première partie introduit, la seconde présente la mère, le père, une fête et des voisins qui se plaignent pour former une comédie burlesque. Le retour à l’État et au pouvoir est assez clair. Les membres de la bonne société ont un langage noble. Le médecin, le policier et le prêtre parlent sans ponctuation mais le langage de la famille n’est que l’argot de ces personnages qui emploient une langue bien plus châtiée.
La violence sociale apportée par ces trois personnages, c’est une dimension critique qui fait sens aujourd’hui ?
Cette partie me pose problème. Ces personnages sont les archétypes du théâtre. Ils collent au milieu et au pouvoir. Avec ce bon curé et ce bon flic, on a l’impression d’être chez Guignol. Avec les costumes, on ne peut pas se permettre de faire du Georges Lucas futuriste comme dans THX 1138 car ça contextualise toute la pièce. Si au début, le flic ressemble à Braquo avec un blouson de cuir, c’est la BAC d’aujourd’hui, du côté de Lucas, tu tombes dans un futurisme fort… Je n’ai pas encore choisi. Si je m’intéresse au médecin, il y a des phrases identiques à celui de Woyzeck. En pompant, Schwab te lances un challenge théâtral. Car ce n’est pas celui de Büchner ! Dans la traduction du texte, le frère de Marie se masturbe tout le temps. Or l’Allemand est moins clair, il dit “masturbe” alors que dans la scène avec le prêtre, il “se masturbe”. La différence est primordiale. Dans son huis clos, il peut branler ce qu’il veut devant ses livres pornos. Il n’a pas accès à sa sexualité. C’est uniquement au moment où il va se retrouver en société, devant faire croire qu’il est propre, qu’il va découvrir sa sexualité avec le médecin, s’astiquant avec lui devant le corps de Marie. Il y a une découverte. Le flic est au contraire en échec puisque toutes leurs merdes se répandent jusqu’au trottoir et le flic est garant de l’espace public, de l’ordre. Il échoue en montant chez eux et vit une déchéance complète au contact de ces gens-là. La petite Marie dans cette scène, se lève et récite Le bateau ivre de Rimbaud, de but en blanc. Il y a un côté mystico-génial chez elle car il est censé les matraquer et reste bouche bée devant cette gamine. D’un côté le rapport à la langue et à l’extase, de l’autre la purulence de son cul. Il est soufflé par ce qui est dit et va s’engouffrer dans quelque chose de dégueulasse. Il est foutu…
Finalement la pièce ne parle que de violence sociale, de dégénérescence des relations humaines…
Dans le rapport social, si tu prends le père, il parle des feux rouges qui passent au vert. Le communisme d’avant essayant de rentrer et les Verts arrivants en Autriche au moment où est écrite la pièce. Il te raconte des tentatives de société. Il essaie de se mélanger dans les cafés mais rien ne marche. Il est bloqué, ne veut plus les voir. Le frère s’énerve car il rejette ce monde, ne sort pas. J’ajoute du 4:48 psychose de Sarah Kane qui dit « j’ai gazé les Kurdes… » Cela apporte la conscience de l’extérieur que ce personnage n’a pas. Là il sait ce qui s’est passé. Je sais que je suis pire que ce que j’ai vu. Donc je ne sors pas sinon je serai obligé de tous les buter, comme dans Chalumeau (X). La mère a des souvenirs de bonnes manières, c’est la seule qui invoque Dieu. Cette fausse petite bourgeoise de faubourg a été placée là, s’est laissée engrossée et demeure coincée. Elle est aussi méchante que Lady Macbeth. Son projet est de dévorer sa fille, elle veut la façonner à son image mais ça ne marche pas du tout.
« La poésie est le corps humain qui prend soin de la douleur des autres hommes, » écrivez-vous. Pourtant, je doute que vous y croyiez…
Vous décelez un ajout de Coriolan de Shakespeare. C’est une blague que personne ne comprend. Je n’y crois pas non. Dans le rapport poétique, je suis plus près de Castellucci qui a dit un jour dans une interview, chose qu’il nierait sûrement aujourd’hui : « La poésie a le rôle de l’idiotie au théâtre. » Je suis d’accord avec ça, tout rapport poétique est voué à l’échec au théâtre, tu ne peux faire croire en la poésie, à moins de s’appeller Claude Régy et encore, personne ne l’aime mais tout le monde le supporte parce que c’est lui. Tu peux être transcendé mais personne n’aime ça, sauf à certains moments de sa vie où l’on sera touché jusqu’aux larmes. Mais c’est impossible de produire cela sur une salle pleine ! Le rapport à l’intime est la chose la plus difficile à construire et à trouver sur scène.