Naufragés de l’existence
La compagnie Roland furieux clôt sa résidence de recherche et d’expérimentation à la Cité musicale de Metz (2016-18) avec la création de L’Au-delà, adaptation du roman de Didier-Georges Gabily.
Dix jours avant la première, Laëtitia Pitz nous ouvre ses répétitions pour une après-midi de travail. Entrée en
catimini par l’immense porte de la Salle du Gouverneur de L’Arsenal, toute “pendrillonnée” pour recréer une boîte noire. Camille Perrin, échappé de la Compagnie Brounïak, n’a pas les oripeaux habituels de son clown Pollu. Dans L’Au-delà, il est Lecornu, clodo ventripotent portant chemise ouverte jusqu’au nombril et veste queue-de-pie revisitée façon battle-dress kaki. Avec son gros nez sombre, il égrène son texte, voix grasse et corps engagé, à la conquête d’un chemin dans un espace lézardé de cadres de métal fonctionnant comme autant de murs traversés, tels des fantômes. Il improvise aussi, en rajoute, se moque de notre entrée comme nous apostropherait son personnage. La metteuse en scène le suit au plus près, dans la pénombre, le pousse à la nuance, traque l’irruption de la fragilité qui, seule, attrapera le spectateur. Au début des années 1990, Didier-Georges Gabily signait un roman sans fard débutant au Centre d’hébergement de Nanterre, au milieu des SDF. Le même que Les Naufragés de Patrick Declerck, quelques années plus tard*. Le dramaturge raconte une plongée dans une double mise en abîme personnelle : il est à la fois le narrateur omniscient et Silencieux, personnage évoquant une vie d’avant avec femme et enfant, la panique qu’il ressent lorsqu’une petite fille le montre du doigt dans le métro, espérant que jamais la sienne ne le verra comme cela. Avec le lyrisme poétique et la plume acérée qui est la sienne, il peint la bibine et la violence, l’odeur qui l’accompagne – « ce remugle de charnier » – avec ses comparses d’infortune : Lecornu « prophétisant presque joyeusement sa-notre propre mort », occupe une place plus importante que Dédé dans le « grand-petit-dérisoire échiquier des puissances de la ville souterraine ». Chef de bande, ce dernier feint d’être handicapé, trônant sur son bout de quai de métro avec femme et fille pas tout à fait finie, celle qui « mâche son toujours- même-sourire-même-pas-engageant ». Leur amour, celui des crasseux et des pauvres – se lapant comme des chiots – « qui ne devrait pas exister » pour ne pas déranger les yeux de ceux de l’au-delà. Et le longiligne Fistrelle, dit aussi Ficelle, séduisant Silencieux quand il ne racole pas un Anglais fortuné. Silencieux s’extirpera de la rue en emménageant chez une aveugle, l’un se servant de l’autre, tiraillé entre le confort et la liberté. « Gabily est hanté par deux gures, Antigone et Œdipe, la figure de l’errance et du mendiant » rappelle Laëtitia Pitz qui, avec ses comédiens-musiciens recherche « la langue qui saigne, la contamination de la narration par la musique et les paradoxes traversant les personnages ».
Au Studio du Gouverneur de L’Arsenal (Metz), du 30 janvier au 1er février
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