Au nom du frère

© Maxime Stange pour Poly

Ancien ministre des Affaires européennes de Lionel Jospin, “frère politique” de DSK, désormais hors course, Pierre Moscovici sent, à 53 ans, que l’heure des responsabilités les plus hautes est peut-être venue. Il livre ses ambitions, son regard sur l’Europe et la présidentielle à venir. Entretien à Montbéliard, le 26 mai 2011.

La culture est la grande absente des 30 Engagements pour le changement, projet socialiste pour 2012. Face à la remise en cause des budgets ces dernières années, on ne peut qu’être surpris : pourquoi lui accorder aussi peu d’importance ?
Cela doit et sera réparé au moment où nous passerons du projet, une vision globale, au programme qui suppose un ensemble de mesures. Mais vous avez raison, on peut le regretter. Il y a un aspect quantitatif : le budget du Ministère de la Culture a été affaibli ces dernières années. Il doit être à tout le moins maintenu, voire augmenté dans un contexte de rareté des finances publiques. Il convient aussi de reprendre un élan culturel différent de 1981 mais qui met l’accent sur les enseignements artistiques, le spectacle vivant et la démocratisation. Une gauche sans culture ne vaut pas grand-chose et la culture a, évidemment, besoin de la gauche. Les milieux culturels se sont aperçus depuis quelques années des risques d’une stratégie de paupérisation et, à certains égards, de marchandisation. Si j’ai un rôle à jouer dans les années qui viennent, la culture sera au rang des priorités des socialistes.

Défaite interdite vient de paraître[1. Défaite interdite proclame le titre du dernier livre de Pierre Moscovici, auteur étonnement prolixe puisque cet ouvrage est son onzième. Plutôt dense (plus de 350 pages), ce Plaidoyer pour une gauche au rendez-vous de l’histoire – son sous-titre – prend pour point de départ un état de la gauche française après le séisme de 2002, longue première partie où sont passés en revue les rendez-vous manqués intérieurs et européens. Mais c’est surtout la suite, intitulée Une Ambition crédible pour demain, qui retient l’attention. Le Député du Doubs y déploie ce qui pourrait ressembler à un “programme”… surtout après le retrait forcé de Dominique Strauss-Kahn de la course à la primaire socialiste : réforme de l’État, politique étrangère, “éco-agglomération industrielle”, lutte contre la fracture numérique… La conclusion ? Nicolas Sarkozy ne peut plus gagner. La Gauche peut encore perdre…
Paru chez Flammarion (19 €) www.editions.flammarion.com]. Vous y appelez de vos vœux une « Europe de la culture ». Qu’entendez-vous par là ?

Jean Monnet[2. Homme politique et économiste français (1888-1979) qui a joué un rôle fondamental dans la construction européenne] avait cette phrase : « Si je recommençais, je recommencerais par la culture. » Je pense qu’il faut une politique culturelle européenne d’échanges beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui. Et puis au sens des politiques européennes, une culture allant au-delà des simples programmes réduits comme MEDIA[3. http://ec.europa.eu/culture/media/]. Cela passe par une augmentation du budget et par sa réorientation. La part de la culture est de 200 millions d’euros, c’est totalement ridicule. Comme je le dis dans mon livre, nous n’aurons pas les marges pour faire une politique strictement nationale, il faut un nouveau pacte pour les Européens. Pas le pacte d’austérité Sarkozy-Merkel, mais un nouveau. Au fond, on a eu les Pères fondateurs, puis les continuateurs. On n’a pas eu la génération des fils fondateurs. Il est temps qu’ils arrivent.

Suite aux démêlées de DSK avec la justice américaine, Gérard Collomb a écrit une lettre ouverte à Martine Aubry réclamant un accord entre les différents candidats potentiels aux primaires afin de dégager une forte majorité : que pensez-vous de cette initiative ?
Je la vois avec sympathie. Après le choc qu’a représenté le départ de Dominique Strauss-Kahn – puisqu’il ne sera pas aux primaires, mais tourné vers la défense de son innocence qu’il proclame – j’avais souhaité qu’il y ait un temps de délibération. Parce qu’une primaire qui s’annonce comme un congrès entre un ancien premier secrétaire et une actuelle première secrétaire, signataires du même projet avec des troupes derrière eux, peut nous rappeler de mauvais souvenirs et déclencher la “machine à perdre”. Nous devons gagner en 2012, défaite interdite. Je souhaite ce temps de délibération collective mais n’est-il pas déjà trop tard ?

Vous décrivez Lionel Jospin comme votre “maître” en politique, DSK comme “un frère”, n’est-ce pas à votre tour d’y aller pour défendre les idées des sociaux-démocrates du PS ?
Une chose est sûre : on s’est interrogé dans le passé sur mon émancipation. Par rapport à ces deux figures, je suis un homme libre et ne me sens pas inférieur à quiconque. J’accepte l’idée que tel ou tel soit plus en position, car il faut réfléchir à l’intérêt général. Aujourd’hui, Lionel Jospin n’est plus dans la vie politique et DSK non plus. Pour moi, l’heure de la liberté est venue : je ne serai plus jamais dans le même rapport politique et personnel qu’avec ces deux hommes. Je peux être le partenaire d’autres comme y aller par moi-même. On a souvent parlé de moi comme un lieutenant, c’est fini. Après, est-ce que ça passe par une candidature à la présidentielle, ça, j’ai encore quelques semaines pour y réfléchir. Si j’interroge mon envie, elle est là. Il faut dans ces affaires-là laisser les egos de côté. J’ai confiance en moi et veux prendre des responsabilités au service de mon pays et de la gauche. Je me sens capable d’exercer les plus élevées mais je ne voudrais pas que ma candidature soit un élément de perturbation de la gauche.

Manuel Valls, qui prône un renouvellement générationnel des dirigeants, affiche ses prétentions : quelle est votre position ?
Je ne vais pas commenter ce que font les autres. Simplement, il ne me semble pas que nos démarches soient de même nature.

Le sous-titre de votre livre dit : « Sarkozy ne peut plus gagner mais la gauche peut encore perdre. » Elle peut perdre à cause d’un émiettement trop important ?
C’est à cela qu’il faut réfléchir. On ne peut pas faire de politique sans ambition, mais je n’ai jamais tout conditionné à mon ambition, ni à mon image. Je crois qu’il faut être dans une lignée collective et, à un moment donné, on se retrouve en situation. La mienne n’est aujourd’hui plus la même qu’il y a quinze jours. On parlait des strauss-kahniens, je préfère dire les réformistes. Je vois que je suis devenu pour un certain nombre de gens autre chose que ce que j’étais. Ils mettent de l’espoir, je ne dis pas que c’est l’immense masse, mais de nombreux gens viennent et veulent travailler avec moi. C’est mon tour d’être la tête de pont de cette famille. En tout cas, mon rôle ne sera plus le même. Manuel Valls qui a beaucoup de talent a mené une démarche différente, moins collective. Ça ne donne ni plus, ni moins de légitimité à sa démarche.

Pierre Moscovici © Maxime Stange pour Poly

À l’opposé, un autre “quadra”, Arnaud Montebourg, venu de l’aile gauche du PS – il vient de sortir le “livre programme” Votez pour la démondialisation – semble aussi prêt à se porter candidat. Il écrit : « Le programme est un rez-de-chaussée dans lequel tout le monde peut se retrouver. Il faut y ajouter des étages. » Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis globalement pas d’accord avec la démarche d’Arnaud Montebourg et observe chez lui un tournant un peu artificiel vers une sorte de gauche de la gauche avec des sympathies pour Jean-Luc Mélenchon que je ne partage pas. Il a quitté le PS pour défendre des lignes politiques qui sont incompatibles, en tout cas dans un premier tour. Soit l’engagement d’Arnaud est profond et, à mon sens, il se trompe, soit c’est plus tactique et ce n’est pas non plus extraordinaire. Sur la question que vous me posez, je préfère le terme de socle commun à celui plus péjoratif de “rez-de-chaussée”. Il y a dans ce projet beaucoup de choses. Pour moi, le candidat à la présidentielle doit emprunter sur les 30 mesures du projet, cinq ou six propositions à mettre en exergue, en rajouter sur ce qu’il considère comme prioritaire, mais c’est une base solide. Il n’est pas nécessaire de le dévaluer par de telles expressions. C’est un travail, collectif, bien fait, sous l’égide de Martine Aubry, qui sera utile au candidat, qu’il s’appelle Martine, François, Pierre, Ségolène…

L’électorat populaire a fui le PS depuis 2002 : comment le reconquérir ? Qu’est ce qui peut le séduire dans le projet socialiste aujourd’hui ?
Je ne souscris pas du tout à la thèse de Terra Nova[4. Groupe de réflexion proche de la gauche – www.tnova.fr] qui dit que le PS devrait accepter que les couches populaires, notamment ouvrières, ne soient plus notre base naturelle. Je suis l’élu d’une terre ouvrière et ne me résigne pas à ce qu’ils se retrouvent plus facilement au premier tour dans le Front National et au second dans l’UMP et Nicolas Sarkozy. Je ne crois pas qu’il soit écrit qu’un ouvrier est forcément xénophobe, raciste, conservateur, replié sur lui, jaloux, égoïste. Il y a un malaise dans la classe ouvrière, une crainte des effets de la mondialisation. Il faut répondre d’abord à ces désarrois économiques, les rassurer sur ce plan-là, faire face aux exigences de justice sociale et penser au bien-vivre dans les quartiers populaires. Nous devons bâtir une gauche réformiste et populaire. C’est ça la synthèse pour 2012. Je me souviens de la campagne de Jospin en 2002 où Pierre Mauroy lui lançait : « Ouvrier c’est pas un gros mot ! » Ce n’était pas un gros mot en 2002, ce n’est pas un gros mot en 2012.

Pour vous, la primaire socialiste ne va pas se jouer sur la notoriété des candidats, mais sur leur capacité à imprimer leur patte au programme ?
La primaire va être le révélateur de la capacité de chacun à proposer un projet aux Français et à l’incarner. Il y a des choses pour lesquelles je me battrai. Mon livre est une forme d’interpellation. Il est indispensable qu’on soit dans l’innovation politique. Si l’on n’est pas capable de reprendre des sujets comme la culture, la réforme des valeurs, les questions de l’immigration, d’avoir des politiques de sécurité qui soient fermes et justes, alors on n’est pas à la hauteur du défi. Je militerai pour ce renouvellement politique comme celui des générations parce qu’il n’est pas écrit pour l’éternité que ce soit une même génération qui dirige le parti socialiste, celle qui était déjà là dans les années 1980 et 1990. Elle ne peut pas truster tous les postes de pouvoir et donc il faudra qu’un brassage de génération se fasse. Celle que vous évoquiez : Arnaud Montebourg, Manuel Valls, moi-même… ne doit pas être dans le back-office mais au premier rang en 2012. Ce n’est pas une question d’âge mais d’idées fraîches.

Venant de Paris, vous avez réussi votre “intégration” politique dans un territoire ouvrier à Montbéliard : est-ce important dans votre réflexion politique ?
Cela m’a changé. J’étais hier soir dans une émission de télé où l’on me présentait comme un fils du Café de Flore. J’adore le Café de Flore mais je vais plus souvent au Café de la Paix à Montbéliard. Oui c’est vrai que connaître ce monde ouvrier, être conscient de ses contradictions, aspirations, souffrances, c’est autre chose. Il n’y a pas que la nouvelle France bobo et je suis très heureux de ne pas être un militant parisien.

En parlant de culture industrielle, ici comme dans le Nord, on a vu une nette montée du vote pour un FN new-look, poli et aseptisé. Dans votre livre vous dites clairement qu’il n’a pas changé. Comment lutter contre des idées qui imprègnent de plus en plus la société ?
Il a changé d’incarnation, de style et abandonné les obsessions antisémites et racistes de Jean-Marie Le Pen. Les choses sont plus sournoises et dangereuses car on n’est plus dans la race : ce n’est pas l’arabe qu’on va critiquer, mais le musulman. On est passé dans une offensive plus culturelle sur le terrain identitaire. C’est absolument redoutable car ça a finit par gagner une partie de la droite républicaine. Et la digue qui avait été celle qui m’avait amené à voter pour Jacques Chirac en 2002 avec, si ce n’est enthousiasme, résolution, a sauté aux dernières élections cantonales quand le Président de la République a déclaré : « Entre le PS et nous, il n’y a plus rien de commun. » Je pensais naïvement qu’il y avait quand même les valeurs républicaines.

En 2002, la campagne a tourné autour de la sécurité, en 2007 autour du changement : quelle va être, à votre avis, le pivot de la campagne de 2012 ?
Pour moi c’est très clairement une élection de crise qui est fondée sur les réponses économiques et sociales qu’on peut donner face à un Nicolas Sarkozy aux politiques assez inefficaces et particulièrement injustes. Il y a moyen de créer les conditions d’une nouvelle croissance fondée sur l’investissement, plus justement répartie. Tout l’enjeu pour le PS c’est de ne pas se contenter de l’anti-sarkozisme. Il y a toujours la conscience qu’il n’est pas un bon Président, ce qui explique les bonnes intensions de vote du PS. Mais il y a aujourd’hui des interrogations sur son candidat et des retours de vent d’optimisme à droite. On va vers une élection serrée. Sarkozy a compris un certain nombre de choses, il se tient mieux, et a pris une posture un peu plus présidentielle. Il faudra que, sur la base de son projet et de sa personnalité, notre candidat(e) retrouve le chemin de la crédibilité économique et la capacité de porter des idéaux de justice.

DSK avait aussi acquis une prestance internationale grâce à son poste au FMI : les candidats potentiels du PS ne souffrent-ils pas d’un manque de crédibilité sur ce plan ?
De manière traditionnelle, les questions internationales ne sont pas au cœur de l’élection présidentielle. Et en même temps, elles le sont subliminalement car la capacité à être chef d’état pèse. Je défendrai mes idées. Je serai peut-être candidat mais n’envisage pas de ralliement à quiconque. Je peux passer un pacte avec quelqu’un. Les choses sont encore ouvertes. Je n’ai pas choisi. Mais je n’accepterai pas que la primaire soit fondée sur la disqualification de telle ou telle personne. Je le dis, je ne suis ni pour un “tout sauf Hollande”, ni pour une combinaison autour de lui, mais si la question est : ne peut-on pas être Président de la République parce qu’on n’a pas été ministre, ça ne me paraît pas être un argument. Quant à la crédibilité internationale, elle se conquiert. Sinon, il faudrait prendre le plus ancien qui n’est pas candidat ou aller chercher un ancien ministre des Affaires européennes, ce qui n’est pas une idée stupide (rires)…

N’y a-t-il pas, à ce titre, un déficit de leadership européen ?
Si, tout à fait. Aujourd’hui tout le monde dit du Traité de Lisbonne qu’il ne sert à rien. Ce n’est pas vrai. C’est un traité que j’ai voté. Pas formidable mais il prévoyait quand même un Président du Conseil européen, censé être le visage de l’Europe, un ministre des Affaires étrangères censé porter une parole commune et un Président de la Commission pour incarner l’intérêt général. Le trio choisi est : un homme invisible, Van Rompuy, qui n’a aucune capacité de leadership, un Président de la Commission ultra libéral et effacé derrière le conseil (José Manuel Barroso, NDLR) et une ministre des Affaires étrangères qui a fait à peu près toutes les erreurs possibles (Catherine Ashton, NDLR). Et ça a été fait exprès. On les a choisis parce qu’on ne voulait pas qu’ils fassent de l’ombre aux dirigeants nationaux, notamment Sarkozy et Merkel.

Vous exprimiez tout à l’heure une position politique très tranchée sur Jean-Luc Mélenchon. Comment envisagez vous, le cas échéant, le ralliement dans un second tour, voire pour gouverner, avec le reste de la gauche ?
La présidentielle est un vote à deux tours. Au premier on choisit, au deuxième on élimine. Entre le candidat socialiste et Nicolas Sarkozy, ça ne devrait pas poser de difficulté aux Verts et à Mélenchon. Ensuite, il faut bâtir un programme de gouvernement. Au second tour, si on veut ensuite gagner les législatives, il faut une majorité parlementaire qui se construit sur un programme. Avec les Verts ce sera aisé, avec le Front de gauche peut-être plus compliqué mais je souhaite qu’il y ait des ministres, demain, qui viennent de cette sensibilité politique.

Bio express
1957 : Naissance, le 16 septembre à Paris
1984 : Diplômé de l’ENA (promotion Louise Michel)
1997-2002 : Ministre des Affaires européennes du gouvernement Jospin
1994-1997 & 2004-2007 : Député européen
1997 & depuis 2007 : Député du Doubs
Depuis 2008 : Président de la Communauté d’Agglomération du Pays de Montbéliard

 

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