Raiponce upon a time

© Jean Louis Fernandez

Diplômée de l’École du TNS en 2017, Pauline Haudepin revient avec Les Terrains vagues. Une variation du conte Raiponce sur une île de déchets où les Hommes, face à la solitude et au manque d’amour, se shootent aux psychotropes pour se perdre dans des images de villes invisibles.

Des archétypes du récit des frères Grimm, tout est transposé : la mère troquant son bébé (contre une fiole hallucinogène), qui sera enfermé dans une tour (de béton, sans fenêtres, au milieu d’une décharge immense à l’écart des villes) par une sorcière (Sandman, laborantin-dealer de paradis artificiels se déguisant en femme pour élever, à l’abri du monde, Raiponce). Et bien sûr le prince charmant (Lazslo, ex pompier pyromane plein de candeur) qui tombera amoureux de la belle et la délivrera. Cette rêverie de Pauline Haudepin autour du conte a quelque chose d’un revers sinistre de l’Humanité. Tout est né de sa rencontre avec ses camarades comédiens dans le groupe 43 de l’École supérieure d’Art dramatique du TNS. En 2016, elle présente une maquette durant son cursus, le texte n’évoluant qu’à la marge depuis, « s’affinant pour qu’on n’entende pas le lyrisme de la littérature mais qu’on croie réellement que les personnages parlent ainsi », précise l’auteure et metteure en scène. Elle s’excuserait presque de son « esprit de l’escalier » qui ne doit pourtant pas être pour rien dans la chronologie par tableaux, non linéaire mais ciselée, de son récit elliptique dont le spectateur n’aura pas forcément le temps de saisir toutes les ramifications. « Cela lui laisse l’espace nécessaire pour projeter des choses à l’intérieur », sourit-elle, sûre de son fait.

Les Terrains vagues © Jean-Louis Fernandez
Décharge d’inconscient

Sombre et dure est la vie sur cette île de déchets, reliquat en ruine de l’utopie d’un architecte dont le projet de recyclage à l’écart des villes – qui continuent de fonctionner normalement grâce au conformisme de clones de ses habitants – a échoué. S’y pressent une faune d’hommes et de femmes aussi cabossée qu’indésirable, en quête de refuge et de paradis artificiels pour fuir la réalité. Sandman, dealer-sorcière qui s’occupe de Raiponce lorsqu’il ne traficote pas ses compositions chimiques au sous-sol, cultive un cynisme sans bornes. Pour lui, « les éveillés se piquent pour s’abrutir, les abrutis pour s’éveiller. Mais au fond, c’est le même conflit : se mêler à la grande débandade ou bander solo dans son cagibi. » Pauline Haudepin s’est « surprise elle-même » à découvrir la noirceur du tableau qu’elle dépeint. « Les Terrains vagues sont comme une décharge d’inconscient où se sont déposés mes peurs et mes rêves déchus. Le conte a cet avantage d’avoir une ossature précise qui permet d’accrocher les peaux qu’on y veut. Mais je n’avais pas anticipé le mélange d’aliénation des désirs contemporains, ni le rapport à la nature qui l’habite. Mes inquiétudes personnelles se sont répandues dans les motifs, mais je n’en ai pris conscience qu’à postériori. »

Incompatibilité

La liberté et le poids de l’héritage tiennent les protagonistes par des liens invisibles à l’instar de Colchique, personnage du manque : d’amour qu’elle n’a trouvé ni dans sa maternité dont elle s’est privée en troquant une vie (Raiponce) contre un mirage, ni avec Sandman qui n’a pris que les plaisirs de la chair (sexe, enfant) en échange de ses produits. Son retour, des années plus tard, pour demander des comptes intervient après des tentatives avortées de conformité dans le monde des villes. « Elle ne peut suivre le mode d’emploi pour vivre là-bas, n’étant ni capable d’y être heureuse, ni acceptée par les citadins. Les hallucinations des psychotropes ne peuvent combler ce gouffre en elle », explique Pauline Haudepin.

Les Terrains vagues © Jean Louis Fernandez
Triste réalité

La noirceur du propos a pour contre-point la poésie d’une langue très imagée, « des tentatives permanentes de douceur qui avortent » et quelques gouttes d’anticipation. Raiponce, dont la mère se droguait enceinte, semble avoir développé le pouvoir de nommer les ombres, de faire advenir ses visions. Elle les troque contre les souvenirs d’une vieille femme à œil fixe qui en a trop. Captive, elle s’en nourrit, touchée par la sensation sur sa langue du goût de la faim des autres. La rencontre avec Lazslo, chevalier moderne perdu dans un monde trop dur pour lui, ne sera qu’une brève bouffée d’oxygène. Une fois qu’il l’aura libérée – y laissant la vue – son imaginaire débordant, qui dessinait le monde sur les parpaings de sa prison, se retrouve face à la triste réalité et aux contours des limites des choses. Face « aux tas de tas » remplaçant la nature. Les univers très marqués des BD d’Enki Bilal, de François Schuiten « pour l’architecture de ses villes » ou « l’obscurité et le découpage des couleurs » du Sin City de Frank Miller ont inspiré une scénographie se dévoilant peu à peu. Se révèlent une chambre, un laboratoire puis une décharge quand tout est éclairé. « Des espaces parcellaires, à compléter, dans lesquels la lumière permet le dialogue. » Parpaings, graviers et de ferraille. Tubes à essai et béchers avec lotions fumantes entourent des personnages cloisonnés. La décharge, elle, envahit lentement tout. Mange tout. Il faut alors se souvenir du début des Terrains vagues. « L’identité est un fauve qu’il faut dresser. » La phrase, en voix off, vient du Fantôme de l’Architecte qui plane sur cette histoire avec son utopie ratée que Sandman ne ménage pas, lui, l’ancien ouvrier d’un chantier qu’il ne quittera jamais : « Sous la surface d’une utopie, il y a toujours un homme qui sue, un homme qui crie, un homme qui pleure. » L’Architecte est responsable de l’état d’inachèvement de ce pan de ville avortée qui avait pour ambition de revenir à un point zéro en transformant les déchets du monde. Mais peut-être n’assiste-t-on finalement qu’à la rêverie d’un ivrogne sur un terrain vague…


Au Théâtre national de Strasbourg, du 14 au 24 novembre
tns.fr
Au Théâtre de la Cité internationale (Paris), du 29 novembre au 11 décembre
theatredelacite.com

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