Sans fausse note
Alsacien « en exil à Paris », le physico-chimiste Hervé This aime casser les codes. Après avoir créé la cuisine moléculaire, il a inventé la cuisine note à note, aujourd’hui mise en application par Andrea Camastra dans son restaurant de Varsovie. Tour d’horizon.
Chercheur et directeur du Centre international de Gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra, Hervé This est un scientifique qui a révolutionné une première fois la restauration dans les années 1980. Père spirituel du mythique Ferran Adrià1, il a « rénové en profondeur les techniques culinaires, ce qui a engendré une rénovation stylistique. La cuisine moléculaire s’est imposée partout. On trouve mon œuf parfait sur toute la planète aujourd’hui », résume-t-il. « Mais tout cela n’a plus qu’un intérêt historique, Il faut voir plus loin. »
Demain
Pour le scientifique, l’avenir se construit note à note : « La cuisine moléculaire renouvelait les techniques, mais on utilisait encore des fruits, des légumes, des viandes ou des poissons. J’ai imaginé un art de synthèse. En musique avec un synthétiseur, plus besoin de violons, de trombones ou de flûtes. Je propose de prendre des composés purs – qui, assemblés d’une certaine manière forment les aliments – pour construire des plats. C’est la cuisine note à note », s’enthousiasme-t-il. Science- fiction ? Pas pour le chercheur qui a eu l’idée d’utiliser des « briques élémentaires » comme le limonène, un hydrocarbure terpénique (C10H16) dont l’odeur rappelle les agrumes ou le sotolon, lactone (C6H8O3) aux arômes de noix. En explorant les combinaisons multiples de ces éléments, poudres ou liquides, on obtient une « infinité de possibles ». Hervé This a aujourd’hui les mêmes détracteurs qu’hier qui ont « les mêmes arguments pourris : “vous allez nous empoisonner”. Il fallait les entendre lorsque je proposais d’utiliser de l’azote liquide ou de d’alginate de sodium2 ! Comme je n’ai rien à vendre, je n’en ai rien à faire. Ce qui m’intéresse c’est l’avenir. En 2050, il y aura 10 milliards de personnes sur la planète : ne pas transporter des fruits ou des légumes (composés à 95% d’eau) sera essentiel ! »
Aujourd’hui
« On a l’Amérique devant nous et nous sommes à la Renaissance », affirme Hervé This : « Je demande à mes copains cuisiniers s’ils ont envie de faire la traversée ou s’ils préfèrent rester dans le vieux monde ». Si Pierre Gagnaire est fan, il faut aujourd’hui faire le voyage de Varsovie pour manger note à note. Nous nous sommes donc rendus chez l’ambassadeur de cette nouvelle cuisine, le chef franco-italien Andrea Camastra, un des deux étoilés au Guide Michelin du pays. Hervé This « m’a permis de découvrir une nouvelle philosophie de vie », nous explique-t-il dans la salle ultra-contemporaine de son restaurant nommé Senses. « Je ne suis pas contre la tradition, mais bien souvent la tradition détruit les potentialités gustatives », balance- t-il dans un sourire. « Je veux maximiser les sensations, créer des formes culinaires artistiques uniques et surprenantes dans leur apparence, leur texture et leur goût. Avec cette cuisine, tout est désormais possible. » Depuis un an et demi, il expérimente sans relâche, entre son labo high-tech et sa cuisine. Créateur instinctif, il livre une partition éblouissante, entre références polonaises af rmées et contemporanéité sans attaches où il transfigure le pierogi – ravioli traditionnel – accompagné d’un cinglant borsch rouge. Volubile, Andrea commente chaque plat, de surprenants « fromages où il n’y a pas de fromage », se marre-t-il (et pourtant le bleu a une fragrance incroyable en bouche) ou apple pie new style. On demeure scotchés par certains goûts d’outre espace ou des structures arachnéenno-aériennes : il se passe quelque chose à Varsovie… Certains l’on bien compris, décidant d’aller jeter un coup d’œil, comme Julien Binz (une Étoile à Ammerschwihr) : s’il ne s’agit pas pour lui de se mettre à 100% à la cuisine notre à note, car il demeure « très attaché au produit », le chef alsacien est convaincu de « pouvoir y apprendre bien des choses qui feront progresser [s]a pratique et permettront d’explorer de nouvelles potentialités du goût ». Affaire à suivre de près…
Ouvert le soir du lundi au samedi.
Menus de 290 à 550 PLN (de 70 à 130 €, environ)
sensesrestaurant.pl
1 Chef du restaurant El Bulli (fermé en 2011)
2 Gélifiant naturel issu d’algues brunes.