Pour sa première à l’opéra, James Gray s’attaque aux Noces de Figaro, réalisant une mise en scène classique et altière du chef- d’œuvre de Mozart, où la direction d’acteurs est millimétrée.
Soir de première au Théâtre des Champs- Élysées. La grande majorité du public est débout, applaudissant à tout rompre James Gray et son équipe. Nous venons de traverser Les Noces de Figaro comme dans un rêve. Aujourd’hui présentée à l’Opéra national de Lorraine, co-producteur de l’événement, sa mise en scène d’un intense classicisme – qui renvoie parfois à la production mythique signée Giorgio Strehler créée en 1973 à l’Opéra royal de Versailles et régulièrement reprise depuis – est en effet pure merveille. Son credo a été de s’effacer : « Je me suis dit que je devais dégager le passage, disparaître pour me mettre totalement au service de l’ouvrage, pour transcrire sur scène la beauté du chant, la richesse et l’ambiguïté de l’intrigue », explique-t-il. Voilà assertion pleine d’humilité à une époque où nombre de metteurs en scène font exactement l’inverse, à l’image de Leo Muscato qui réécrivit la fin de Carmen en 2018, à Florence, pour dénoncer les violences faites aux femmes.
A Question of time
De la part du cinéaste, Lion d’argent à la Mostra de Venise pour Little Odessa, on s’attendait néanmoins à un grand décapage iconoclaste rappelant, pourquoi pas, l’univers d’un de ses longs-métrages, que ce soit le film noir (The Yards), la science-fiction (avec le récent et génial Ad Astra), voire l’épopée amazonienne avec The Lost City Of Z, où apparaît, tel un ovni, une scène de Così fan tutte au fond de jungle. À des années-lumière du Regietheater, il propose une lecture extrêmement fidèle aux indications de Mozart et de son librettiste Lorenzo da Ponte. Le résultat ? Un spectacle certes charmant, mais surtout diablement efficace. Nous sommes au XVIIIe siècle, dans une Espagne d’opérette, les différents protagonistes portant perruques et somptueux costumes (des réminiscences Louis XV, des traces hispanisantes et quelque pointes italiennes) signés Christian Lacroix. Les décors sont pleins de lustres à pendeloques, de jardins mystérieux ou d’escaliers à double volée structurant un espace ovoïde qu’on croirait architecturé par Claude-Nicolas Ledoux. Malgré cette temporalité revendiquée, il ne s’agit pas d’une vision confite dans le passé : « Le contexte historique de l’œuvre m’intéresse dans la mesure où j’essaie de construire des ponts entre hier et aujourd’hui, entre le parfum révolutionnaire de l’époque et la situation explosive que nous vivons actuellement », explique James Gray. Et dans ce spectacle apparaissent de manière limpide les deux enjeux structurant l’œuvre qui sont encore d’une brûlante actualité : la lutte des femmes pour leur émancipation de la pesanteur du patriarcat et la révolte sociale des serviteurs contre les maîtres.
A Question of Lust
S’il fallait absolument rapprocher un de ses films de cette production, ce serait sans conteste Two Lovers où le désir amoureux et charnel est disséqué avec finesse. James Gray fait vivre avec brio la subtile mécanique mozartienne, explorant en profondeur les tensions dramatiques entre les différents personnages. Fouillant aux tréfonds de leur psychologie, il se montre un directeur d’acteurs hors pair, réussissant à faire exprimer les mille et une nuances de la surprise, de la colère, des tourments de l’amour, de la duplicité à ses chanteurs, tous formidables (mention spéciale au Comte incarné par Stéphane Degout) au Théâtre des Champs-Élysées. Un des enjeux de la reprise nancéienne avec de nouveau protagonistes sera là, mais la distribution réunie sur le plateau s’annonce prometteuse. Finalement, la mise en scène décortique le désir. Fugace. Violent. Fondateur… « Oui, la Comtesse désire Cherubino l’espace d’un instant, et le moment d’après, cela semble lui avoir passé. Pourquoi ? Le livret ne répond pas à cette question, alors nous n’avons pas à le faire. Il est impossible d’expliquer le désir. Il n’obéit à aucune logique, il ne va pas forcément dans le sens de nos intérêts. Il peut au contraire être très autodestructeur », résume James Gray qui a su rendre la noirceur irriguant Les Noces : « Prenez le Comte : il est narcissique, capable de violences physiques et sans doute de violences sexuelles. Il fait constamment peser sur l’opéra la menace d’une catastrophe qui obscurcit le ciel de cette Folle journée. Tout le défi consiste à ne pas noircir exagérément le tableau, à ne jamais perdre de vue ce que nous dit l’ouvrage », poursuit-il. Mission accomplie.
À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), du 31 janvier au 9 février
opera-national-lorraine.fr
Récital du baryton Huw Montague Rendall qui incarne le Comte Almaviva dans Les Noces de Figaro, mardi 11 février à la Salle Poirel