Impression, mur mouvant

Photo d’Aglae Bory

Aurélien Bory inaugure le nouvel écrin du Maillon strasbourgeois en y faisant se télescoper les mots d’Espèce d’espaces de Georges Perec dans un spectacle sans paroles : Espæce.

Paru en 1974, cet étonnant « journal d’un usager de l’espace » est rapidement devenu incontournable pour tout étudiant en école d’architecture ou en scénographie. Se glissant dans ses pages, Aurélien Bory – connu pour ses scénographies inventives et immersives* – tait les mots et plonge les corps de l’espèce humaine dans un espace modulable : un vaste mur dansant et tournoyant, relevant aussi bien de l’architecture théâtrale que du paysage mental. Car si tout est affaire de décor dans cette organisation par le vide, le metteur en scène n’a perdu ni son humour, ni son amour pour la sémiologie des images qu’il dévoile. Ainsi la pièce s’ouvre-t-elle sur un groupe d’hommes et de femmes lisant un livre, plongé dans une douce obscurité. Tel un Tangram qui consisterait à agencer collectivement les pièces d’un puzzle de signes, ils tordent, plient et maltraitent l’ouvrage de Perec pour former, dans un enchevêtrement successif de tranches, une suite de mots dessinant sa phrase la plus importante : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » Un écho au lacanien « Le réel c’est quand on se cogne » qui sonne comme une mise en garde humoristique pour la suite, autant qu’une convocation de la psyché du spectateur.

Photo d’Aglae Bory

Fragilité humaine
L’immense fronton délaisse rapidement sa fonction de tableau noir pour s’ériger de toute sa hauteur froide. Cette paroi aux sorties de secours symétriques, matérialisées par des blocs de sécurité verts, demeure sans issue, les personnages n’arrêtant de pas de réapparaître tels des fantômes hantant les lieux – à moins qu’ils ne soient eux-mêmes hantés par le lieu ! La rêverie engagée fait tournoyer des perches descendant des cintres dans un effet de balancier croisé et menaçant. Le jeu de lumières rasantes trouble l’appréhension de l’espace et les repères visuels magnifiés par une partition sonore relevant de l’ambiance caverneuse, de bruits minéraux et de frottements. Quand le décor se met à s’ébranler, grondant sur ses gonds comme soumis à une houle imaginaire qui emporte aussi les comédiens, l’humanité semble bien fragile. Se pliant comme un accordéon sur toute sa hauteur, il menace d’engloutir les corps, de les broyer tel un clapet. Serait-ce une plongée dans la boîte noire de nos souvenirs au milieu desquels chacun se débat dans un corps-à- corps ? Aurélien Bory se garde bien de figer les choses, distillant habillement des ressorts émotionnels (un chant lyrique faisant tressaillir l’espace), comiques et sensationnels, les interprètes se lançant à l’assaut du sommet, à plus de six mètres de haut, coincés entre deux parois.

Photo de Christophe Raynaud de Lage

Matérialiser l’intime
En lecteur assidu de la figure oulipienne, le metteur en scène revient toujours au livre, créant d’incroyables déplacements de lecteurs, bras tendus, ne lâchant pas l’objet de leur ferveur dans une chorégraphie terrienne. Le corps arqué se déplace en contorsions, défiant la gravité pour matérialiser un voyage intérieur et personnel. La vie de Perec s’immisce elle aussi au plateau dans un hilarant numéro clownesque d’Olivier Martin-Salvan. Sa comédie d’opérette évoque dans une démesure joyeuse la séparation, durant la Seconde Guerre mondiale, de l’écrivain et sa mère, emportée à Auschwitz. Inattendu et soudain, drôle et violent comme un souvenir vivace. Le ballet reprendra ses droits dans une série de volte-face. Dans cette ronde du décor, la face B et ses châssis en bois offrent un écrin de jeu pour entrées et sorties par les portes qui claquent. Des duos et trios se happent, s’enlacent et se reconfigurent au rythme effréné de la rotation manuelle de l’ensemble. Autant d’instantanés de traces saisies, de perceptions fugaces s’évaporant, de mémoire organique des formes. La scénographie de ce livre ouvert égrène des signes se superposant dans l’accumulation, tout en laissant l’espace nécessaire au public pour y glisser ses propres réminiscences d’un temps passé.

Photo d’Aglae Bory

Crémaillère du Nouveau Théâtre du Maillon
Imaginé par LAN architecture, le nouvel édifice du Maillon avoisine les 7 000 m2. Pour découvrir ses nouveaux espaces, notamment les deux salles modulables (700 et 250 places), la scène européenne organise une pendaison de crémaillère follement animée dans son hall de convivialité de 500 m2 (espace billetterie et bar-restaurant) s’ouvrant grâce à une cloison mobile sur un patio gigantesque de 800 m2. Au programme : ateliers parents-enfants (dès 6 ans, 11h et 14h30, dimanche 24), performance de Clédat & Petitpierre (Helvet Underground), visites des coulisses par petits groupes, Conférences de choses totalement folles et ludiques par François Gremaud (samedi et dimanche), expo vidéo des portraits collectés par Mats Staub (Memories of growing up), set avec synthé et machines de Mr. π dès 21h30 (samedi soir) suivi du DJ set d’un guest surprise, membre de Poly, jusqu’à 2h du mat’ ! Tout est gratuit (sauf la Conférence de choses) et entouré de rencontres avec Philippe Quesne, Aurélien Bory, Umberto Napolitano (architecte de l’agence LAN)…


Au nouveau Théâtre du Maillon (Strasbourg), samedi 23 et dimanche 24 novembre
maillon.eu

* Lire nos articles sur ses pièces
Plan B, Sans Objet, Plexus et Je me souviens Le Ciel est loin la terre aussi dans Poly n°165, 167, 176 & 224 ou sur poly.fr

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