Tempête et passion
Avec sa nouvelle création au TNS, Jean-Pierre Vincent s’empare avec la fougue d’un jeune premier de la réécriture par Goethe de la tragédie grecque d’Euripide. Dans Iphigénie en Tauride, l’illustre personnage de la mythologie défend la liberté par la vérité.
Les mythes sacrificiels de la pièce – que ce soit la malédiction des Atrides ou ces étrangers qui s’échouent sur les côtes et qu’on doit tuer – font écho à la période pour le moins trouble et violente actuelle. Est-ce pour partie ce qui vous a attiré ? Bernard Chartreux, mon dramaturge de toujours, et moi étions animés par l’envie de prendre le contre-pied de la surenchère du théâtre actuel avec l’époque terrible dans laquelle nous vivons. Prendre l’autre bout afin de ne surtout pas coller aux bombes et aux atrocités car le théâtre s’y fourvoie et s’y perd un peu, à grand renfort de vidéo, d’amplification sonore… Il perd tout ce qui est humain dans cet art si particulier. Iphigénie, écrite en 1799, raconte l’histoire d’une femme des Lumières. Le jeune Goethe y exalte les possibilités de la Liberté et les valeurs de la Vérité. Je dois avouer que nous aimons bien nous vautrer dans les atrocités des Atrides qui sont notre nourriture de départ. Mais nous sommes loin de rechercher un effet mécanique d’actualisation. C’est incroyablement transhistorique. Elle part de Grèce, fait une halte superbe aux Lumières qui disparaissent aujourd’hui des programmes scolaires, une des raisons pour lesquelles il fait si sombre ! Je n’invente rien : Klaus Michael Grüber l’a montée il y a longtemps et il disait déjà vouloir convoquer la Beauté et l’Intelligence pour le public.
Il existe deux versions en prose puis une en vers. Goethe a longtemps tourné autour… Je ne le connaissais pas il y a peu. Nous avions emprunté les pas de Lenz et Büchner, la seconde lignée critique anti-goethéenne ! Et nous sommes tombés dans cette pièce et son extraordinaire voyage. Bernard Chartreux et Eberhard Spreng ont retravaillé une traduction à quatre mains de la version originale de 1799, une prose luxueuse, mais aussi des bouts de l’ultime, en vers. Il nous fallait ré-aborder le texte dans son concret car le vers allemand n’a pas la même contrainte que l’alexandrin : à la fois moins visible et moins sensible. En fait, le spectateur entendra comme de la prose mais avec une densité de vocabulaire incroyable que l’on doit à Shakespeare dont le mouvement littéraire Sturm und Drang (tempête et passion) était fou à la fin du XVIIIe. Une dramaturgie originale s’est révélée à nous durant ce travail, ce qui n’était pas gagné. La première lecture fait l’effet d’un pain de 500 mètres, compact et solide. Mais au travail, il craque tous les deux vers. C’est un rêve et un moment de pure aventure avec ses violences, ses douceurs, ses coups de théâtre… La grosse différence avec la magie du spectacle de Grüber, sublime et calme dans sa Grèce rêvée (mer sompteuse, sable et petits rochers), c’est que la Crimée où se passe la pièce est plus violent comme paysage avec ses couleurs vivaces.
Dans cette pièce éclairée, féministe avant l’heure, Iphigénie permet d’arrêter les sacrifices humains en l’honneur de Diane et de stopper la malédiction de Tantale et des Atrides. Elle tient tête par les mots à tous (un roi qui la veut pour épouse, son frère poursuivi par les Furies, son ami fourbe…) tout en refusant de mentir, risquant la mort de son frère et la sienne… Lorsqu’Iphigénie parle des Dieux, elle les incrimine, les dénonce dans sa servitude. Mais elle ne fera jamais comme un homme : user du mensonge et de la dissimulation pour arriver à ses fins. Elle risque gros sans être ni lâche, ni traître. Elle ne peut trahir le roi Thoas qui est comme son deuxième père, qui l’a accueilli, et pourtant elle veut partir loin de lui. Elle guérit son frère à force d’amour. Éthiquement, c’est très fort !
Goethe appelle ici à une nouvelle société, à un changement de valeurs. Deux siècles nous séparent et pourtant… Les horreurs et les bonheurs de l’humanité sont cycliques. On croit changer mais on se trompe. Je réfléchis, comme d’autres, à comment attaquer le capitalisme voulant nous renvoyer à l’esclavage de l’éreintement sans but, les stupidités religieuses faisant perdre la tête. On perçoit des soubresauts comme Nuit debout, des réactions pacifiques à la Gandhi, mais la Finance veille sur Podemos. On a des anarchistes violents, Mélenchon, ce n’est pas rigolo mais l’autodestruction de la planète servira peut-être de prise de conscience. Après les 40 000 Bulgares mourant dans Candide, les Lumières se battent pour un monde meilleur, qui n’est ni donné, ni gagné ! Iphigénie nous dit qu’on peut le vouloir. Elle est aussi paumée que les hommes rompus aux compromis et à la médiocrité qui l’entourent. Mais la Vérité qui l’accompagne est plus forte.
Contrairement à En Attendant Godot, où vous aviez les mains liées par les exigences des ayant droits pour la scénographie, qu’avez-vous imaginé ici ? Un Temple, un autel sacrificiel et un petit bois sacré. Cet espace est une prison et un asile pour notre héroïne qui y est protégée et enfermée. Pour la mise en scène de Grüber, Gilles Aillaud avait mis de l’eau à l’avant scène, un poussoir permettant de créer de petites vaguelettes. Nous sommes plus métaphoriques avec, en fond de scène, un horizon de mer perché. L’autel est le lieu central où on a coupé des têtes. Le sang y coule encore.
Vous êtes au milieu des répétitions. Où en êtes-vous, avec les comédiens, de la recherche poétique de cette langue à la rythmique qui nous emporte ? Ils sont devant une difficulté folle, qui est magique lorsqu’on en triomphe. Cette langue est d’une richesse hors du commun tout en conservant une belle vivacité, des situations simples et directes. Si nous tombons dans trop de prosaïsme, on ne l’entend plus et si on met trop d’emphase, on perd le concret. Comme disait Peter Brook des passages les plus baroques de Shakespeare : « Ça a été prononcé, vraiment, un jour. Eschyle aussi. » C’est extrêmement difficile mais comme la peinture à l’huile est plus dure que celle à l’eau, elle est aussi bien plus belle.
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Au Granit (Belfort), jeudi 3 et vendredi 4 novembre
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Au Théâtre des Abbesses (Paris), du 15 novembre au 10 décembre
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