Songes flamboyants
En consacrant sa nouvelle exposition au peintre français Odilon Redon, la Fondation Beyeler effectue un bond dans le temps jusqu’aux prémices de l’art moderne, dans l’avant-garde de la couleur pure et de la domination du rêve et de l’imaginaire.
Paradoxalement peu célébré en regard de son influence sur les grands peintres qui lui succédèrent, Odilon Redon (1840-1916) n’en est pas moins l’un des plus marquants pionniers, tant par son influence que par son étrangeté. Né sur les rives de la Garonne en 1840, il grandit, sans grand bonheur, dans une famille aisée, hésitant longtemps entre le dessin et l’écriture, passionné qu’il est par les théories de Darwin, les lectures de son contemporain Baudelaire et de celui qu’il traduit, Edgar Allan Poe. Il partage d’ailleurs avec lui un imaginaire parfois macabre, souvent foisonnant. Jouissant de l’oisiveté de son rang, Redon devient artiste sur le tard. Ses premiers dessins paraissent en 1879, plus de cinq ans après la première exposition impressionniste, courant qu’il traversera sans y prêter garde. Longtemps, il ne touche une toile, pas plus qu’il ne prête attention aux sujets quotidiens de ses pairs plongeant dans le réel. Son imaginaire est bien assez grand. Le dessin l’accapare, noircissant des feuilles au fusain et à l’encre, travaillant avec patience la lithographie.
La première partie de l’exposition se concentre ainsi sur ses noirs de “jeunesse”, mélange de sombres visions (têtes découpées, Noyé dont la tête émerge d’un océan surplombé d’un astre obscur et rayonnant, Flambeaux noirs au tourbillon inquiétant ou Horloge (la sphère) aux airs de fin des temps dans un marasme de poussière) et de dessins joyeusement étranges qui firent le bonheur des surréalistes lorsqu’ils les redécouvrirent : une Araignée souriante et velue, un Cerf-volant à tête aux faux airs d’hippocampe ou encore un Joueur croulant tel Sisyphe sous le poids d’un dé.
Du noir à la couleur
Riche de nombreux prêts[1. Le Musée d’Orsay, le MOMA et le Metropolitan Museum de New York ou encore le Rijksmuseum d’Amsterdam], l’audacieuse exposition montée par le conservateur Raphaël Bouvier ne s’inscrit pas dans la lignée des habituelles rétrospectives d’artistes. Elle s’attache de manière thématique à révéler les aspects avant-gardistes de l’œuvre de celui dont Matisse lui-même acquérait tout ce qu’il pouvait. Pour Odilon Redon l’art moderne est une manière de « donner à la couleur vue la beauté suprême et si pure de la couleur sentie ». Il n’est pourtant venu à “l’explosion chromatique” que la cinquantaine venue. Autant dire une éternité ! Longtemps, très longtemps après Cézanne (son aîné d’un an) et Monet (de six mois son cadet).
Son passage aux pastels et aux huiles apparaît ainsi entièrement dédié à la lumière. Aussi irradiant que Van Gogh, la tourmente en moins, aussi audacieux que la palette et la disparition des lignes de Degas[2. Voir notre article sur l’exposition Degas de la Fondation Beyeler dans Poly n°153], sans son obstination des variations sur le même thème ni sa fascination des courbes féminines. Les corps de femmes sont étrangement asexués chez Redon. Loin, très loin de ses contemporains Gauguin, Klimt ou Toulouse-Lautrec ! La puissance évocatrice de sa peinture est ailleurs et le groupe postimpressionniste des Nabis (Bonnard, Sérusier, Vuillard…) ne s’y trompera pas, vénérant ce peintre osant plonger tout entier dans l’imagination débridée de ses rêves. S’y déploient chimères et mythes (Roger et Angélique, Persée et Andromède (1910) sur un bleu électrique que saura apprécier à sa juste valeur Yves Klein), monstres (Oannès, 1907) et personnages inquiétants (L’Ange du destin nous fixant du regard sur sa barque, prêt à nous faire traverser le Styx). Notons aussi la force de ciels cosmiques aux couleurs flamboyantes dans lesquelles se dissolvent les lignes, happant les formes et les nappant de halos merveilleux, à l’image des versions successives du Char d’Apollon quasiment dissout dans les teintes d’un ciel divin de nuages ou ses Papillons se découpant du décor comme si Odilon Redon avait joué de la profondeur de champ d’un appareil photo.
Classé par facilité du côté du mouvement symboliste, nombreuses sont les toiles où le fauvisme et le cubisme sont pourtant déjà là, quelque part, en germe. Picasso se souviendra de la mélancolie de la posture des Yeux clos de Redon (1894) et de ce corps bleu tirant sur le prune dans sa Tête de femme de la période bleue, en 1903. Nous retrouverons aussi le bleu vif allié au jaune or de plusieurs Barque successives avec des aplats discontinus à l’onirisme éblouissant, des ciels déchirés de teintes pures, à l’instar de La Mort de Bouddha (1899), chez Matisse.
Cette « scintillation iridescente, amorphe de la couleur » décrite par le critique d’art Alfred H. Barr Jr. se double d’un penchant vers l’abstraction chez un peintre qui restera pourtant toujours figuratif. Dans sa recherche pour réunir en ses toiles sa perception du monde extérieur et la sensation intime du monde intérieur qui l’habite, Odilon Redon laisse une liberté totale à ses songes et visions, conférant une apaisante quiétude à ses tableaux dédiés au sacré : Saint-Sébastien recouvert de plantes, Jacob et l’ange confinés au bas d’une immense toile en une ode à l’immensité de la nature. Cette dernière est magnifiée avec de nombreux petits formats de Vases et Fleurs en pot aux couleurs pures, irradiant l’espace de leur force. La lumière prend définitivement sa force de l’obscurité la plus dure dans le Bouquet sur fond noir. Y répondent les teintes pastels chatoyantes (transitions de jaune, rose pâle, gris et touches de vert) d’immenses panneaux végétaux ouvrant et clôturant la visite de l’exposition. Une dose de douceur pour reprendre ses esprits… où le laisser voguer vers des flots incertains, mais familiers.
+41 61 645 97 00 – www.fondationbeyeler.ch
– Visite guidée publique en français, les dimanches 30 mars, 13 avril et 4 mai, de 15h à 16h
– Visite guidée par le commissaire de l’exposition, en français, vendredi 25 avril de 18h à 20h