Quatre voix à la foi
Stefan Kaegi, co-fondateur du collectif Rimini Protokoll[1. www.rimini-protokoll.de], revient au Maillon avec Radio Muezzin. Un “docu-théâtre” sur le quotidien et le devenir de quatre muezzins égyptiens, menacés d’être remplacés par une radiodiffusion généralisée.
Après les routiers bulgares dans Cargo Sofia, les retraités suisses passionnés de modélisme ferroviaire de Mnemopark, et les rêves d’avenir des enfants nomades d’Airportkids, Stefan Kaegi se penche sur le sort des muezzins du Caire. En voyage dans la ville aux mille minarets – on y dénombrerait en fait pas moins de 30 000 mosquées –, le metteur en scène fait « l’expérience acoustique la plus impressionnante de [s]a vie » à l’heure de l’appel à la prière. Le brouhaha de cette ville de plus de huit millions d’habitants est, cinq fois par jour, noyé par les chants rituels invitant les musulmans à prier. Une situation à laquelle le Ministère des affaires religieuses a décidé de remédier, dès l’an prochain, en sélectionnant une quarantaine de muezzins, parmi les milliers officiants. À tour de rôle, leur azan[2. azan (prononcé adhân) signifie appel à la prière en égyptien] sera retransmis sur les ondes radios dans toutes les mosquées de la ville.
De voies en voix
Le Rimini Protokoll s’entoure quasi exclusivement de “spécialistes”, des personnes jouant leur propre rôle. Stefan Kaegi a rencontré des dizaines de muezzins du Caire. Quatre d’entre eux se retrouvent sur scène, accompagnés par un technicien de la radio cairote. Sur un tapis de prière rouge, ils content leur histoire, font résonner le azan, litanie religieuse aussi mélodieuse qu’obsédante. Né aveugle, Hussein Gouda Hussein effectue deux heures de trajet en bus chaque jour pour se rendre dans sa petite mosquée où il enseigne le Coran. Un habit d’apparat représente six mois de son maigre salaire. Un second est électricien de profession. Allant de chantier en chantier en Arabie Saoudite après un passage dans l’armée pour la guerre des six jours en 67 et celle du Kippour en 73, cet ancien qui arbore une barbe blanche fournie n’a débuté la lecture du Coran qu’après un grave accident lui ayant laissé une plaque de métal et six broches dans la jambe.
Les photos qui défilent sur chacun des quatre écrans placés derrière eux montrent à quel point leur parcours, leur rôle social, leur quotidien, leur érudition et même leur avenir divergent. Les foyers de travailleurs où logea toute sa vie l’électricien tranchent avec les clichés de Mohammed Ali. Cet ancien haltérophile (homonyme du célèbre boxeur afro-américain), au physique de déménageur coincé dans un costard européen, est devenu recordman de lecture du Coran sur une radio koweitienne. Depuis lors, il est invité dans les plus beaux palaces par les grands de ce monde. Lui, fera partie des 40 futurs muezzins radiophoniques.
Théâtre documentaire
Par sa mise en scène épurée rappelant le dépouillement et la sobriété des lieux de prière musulmans, Stefan Kaegi invite à la contemplation et à l’écoute. Son travail de l’obscurité et des halos de lumière qui entourent les muezzins à chaque prise de parole sacralise l’espace scénique et renforce l’attention portée aux chants et versets entonnés. Le public non-arabophone, dégagé du sens des paroles, se laisse aisément emporter par la grâce à l’émotion brute de leur interprétation, par la vibration intérieure de leurs envolées. Désormais désignées par le Ministère des affaires religieuses comme remplaçables et interchangeables, ces quatre voix témoignent sous nos yeux, et de la plus belle des manières, de leur particularisme : chaque spectateur fait l’expérience de la confrontation de ces chants avec son cœur profane.
La beauté tout en simplicité de la présentation frontale de ces vies – très joli travail vidéo sur les quatre écrans – évite les écueils du misérabilisme, du sentiment de supériorité et de la prise de parti. Un théâtre du réel qui n’en laisse pas moins transparaître la place des femmes (derrière des paravents), les charges de travail et la précarité sous-jacente : Mansour Abdel Salam Mansour, quatrième muezzin, est ainsi chargé de passer l’aspirateur dans sa mosquée et travaille dans une boulangerie, le soir venu, pour subvenir aux besoins de sa famille.
Tradition et modernité
Nous voilà en prise directe avec les témoins impuissants de la fin d’une époque, de l’avancée implacable du monde moderne et de la technologie au mépris du quotidien et du lien social. La standardisation de la cérémonie de l’appel à la prière est érigée en progrès ultime. Pourtant, comme toute normalisation, celle-ci n’est pas sans arrière-pensée pour le pouvoir en place. Faire passer les muezzins d’un millier à une quarantaine, c’est reprendre en main les mosquées, tarir la diversité, niveler un peu plus le rapport des fidèles au religieux, alors même que l’azan n’est pas défini mélodiquement dans le Coran. Un miroir sans fard d’une pratique religieuse et sociale soumise aux bouleversements de la modernité que les muezzins disent, pour l’un ouvertement, pour d’autres à demi-mots, ne pas comprendre.