Machine à décrire: Gildas Milin au TNS
L’auteur et comédien Gildas Milin présente Machine sans cible au TNS une pièce en forme de réunion d’amis parlant, entre science et poésie, de la nature de l’amour et de l’intelligence. Rencontre.
Avez-vous réellement réuni vos amis pour écrire ce texte constitué de bégaiements, de répétitions très orales ?
J’ai commencé à écrire à ma sortie du Conservatoire, il y a une quinzaine d’années. Rapidement catalogué dans les “hyper violents”, on me demandait souvent pourquoi quelqu’un qui paraissait si gentil composait de telles horreurs. Je m’inscris dans la droite lignée du “théâtre de symptômes” dont Sarah Kane est la figure emblématique. Écrire des textes tragiques est facile. Mais parler du bonheur, du ressenti ou de la gratitude est très difficile, surtout pour moi. Je me suis alors dit qu’il serait plus facile de le faire avec d’autres. J’ai donc réuni des gens qui ne se connaissaient pas. J’ai tout enregistré et gardé très peu de choses. Lorsque nous parlions d’intelligence, les propos étaient fluides. Mais dès que nous évoquions l’amour, faisant appel au ressenti, aux émotions, nous bégayions tous ! J’en étais très surpris. J’ai donc conservé cette perte de repères autour de l’amour.
Vous évoquez diverses pistes menant à l’amour. À quelle définition arrivez-vous ?
Aimer, c’est peut-être simplement regarder quelqu’un sans projeter sur lui ses propres traumatismes. L’amour est un déconditionnement du regard. Mais l’intelligence réside aussi dans la capacité à porter un regard neuf sur les choses.
S’atteler à des thèmes aussi universels que l’amour et l’intelligence n’est pas évident. On met du temps à faire émerger les choses ?
Il m’a fallu une vie et 15 ans d’écriture derrière moi ! Ce sont deux thèmes tellement galvaudés à cause de leur rentabilité, notamment à la télévision. J’ai, pour ma part, réintroduit de la fiction et amené du surprenant en posant une question simple : qu’est-ce que c’est aimer ? Les scientifiques avec lesquels j’en ai parlé considèrent l’amour comme une force de cohésion avec le monde, voire comme le plasma de la matière. Dans Anthropozoo (joué au TNS en 2003, NDLR), je montrais comment l’amour permettait, surtout dans les trois premières années de la vie, de se développer dans ses potentialités, ce que l’absence d’amour condamne à cet âge. Petit à petit, je me suis approché de ce spectacle-ci.
On a l’impression que tous les éléments de la pièce (la “vraie-fausse” réunion d’amis, la théorie de l’empreinte, le robot…) ne servent qu’à faire émerger deux instants de pure poésie en milieu et en fin de spectacle…
C’est drôle que vous ressentiez cela car le dernier de ces “chants”, auxquels vous faites référence, a été écrit bien avant de débuter cette pièce et celui du milieu est la dernière chose sur laquelle j’ai planché. Je suis quelqu’un d’une timidité extrême, avec laquelle j’ai beaucoup bataillé. Je tends vers cette poésie depuis longtemps. Ce spectacle est un pas de plus vers ce qui m’habite.
Parlez-nous des confrontations à l’œuvre entre ce qu’on éprouve et la manière dont on le dit, le ressenti et le réfléchi, le sensible et le cérébral…
Nous n’arrêtons pas de produire des écarts, de militer pour une expression imparfaite, impure, hybride. Le bégaiement naissant chez tous ceux qui parlent de leurs sentiments dit cela : il est important de ne pas rentrer dans la pureté sacrée des mots. Il faut dire ce qu’on ressent, même si on le fait “mal”. Produire du sens n’est pas produire de la signification, mais un horizon de possibilités pour avancer. J’ai ainsi l’impression d’atteindre des cibles, ou au moins d’en apercevoir.
On a l’habitude de dire des auteurs qu’ils sont un petit peu chacun de leurs personnages. Est-ce le cas ?
Gravement ! D’ailleurs nous intervertissons les noms des personnages d’une représentation à l’autre. Si bien qu’on ne sait plus, nous-mêmes, qui est qui ! Ma productrice m’a poussé à monter sur le plateau et à interpréter un des rôles, à renforcer les ponts entre la personne que je suis et ce que j’écris. Je crois qu’intervertir les noms entre nous accentue le sentiment d’assister à la naissance de l’amitié dans le groupe.
Comment le jeu des comédiens a-t-il évolué avec les représentations ?
La nature du jeu se déploie dans une plus grande liberté de rapport au public. Ce qui se passe est très fort : les gens ne font plus la différence entre ce qui est fictionnel et ce qui appartient à l’expérimentation réelle. Il est très troublant de se demander si les comédiens sont dans l’improvisation ou pas…
Est-il arrivé que le public intervienne ?
Oui, quelqu’un a déjà demandé la parole, est monté sur scène. Le hasard a fait qu’il était, comme nous, habillé en noir et blanc. Il a bégayé tout de suite en essayant de nous décrire ce qu’était l’amour pour lui. Les gens ont cru qu’il faisait partie du spectacle !
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