Le Dégoût et La Fureur
En adaptant conjointement Des arbres à abattre[1. Roman publié en français en 1987 chez Gallimard], la metteuse en scène Célie Pauthe et le comédien Claude Duparfait dressent un portrait en creux de Thomas Bernhard, entre rancœur lucide et dégoût de l’intelligentsia de Vienne.
« Plus les gens deviennent cultivés, plus leur bavardage devient insupportable », écrivait Thomas Bernhard[2. Dans Un Enfant paru chez Gallimard], en 1982. Deux ans plus tard, l’auteur autrichien buvait le calice jusqu’à la lie et plongeait la plume dans la plaie béante d’une introspection acide. Des arbres à abattre est un règlement de comptes en règle – de ceux dont personne ne sort indemne – avec les figures marquantes et dominantes du milieu artistique viennois qu’il a fréquenté dans les années 1950. De la langue foisonnante du roman qui tournoie dans une spirale obsessionnelle de détestation, Célie Pauthe[3. Elle prend cette saison la direction du CDN Besançon Franche-Comté] et Claude Duparfait[4. Il a été membre de la troupe du TNS entre 2000 et 2008, sous la direction de Stéphane Braunschweig] s’emparent avec brio, livrant une partition sans effets démonstratifs, toute en sensibilité et simplicité.
Valse à trois temps
L’entrée dans la danse se fait en solo avec Claude Duparfait, écrivain-narrateur, installé dans le fauteuil à oreilles de la demeure des époux Auersberger, hôtes d’un de ces dîners artistiques où ils accueillent, depuis toujours, les créateurs en vogue. Un soliloque intérieur oscillant entre confessions d’une vie feinte et nausée consommée – mais non moins consumante – pour le cénacle petit bourgeois qu’il retrouve, vingt ans après l’avoir banni de sa vie. Dans un rythme de cisaille, les mots dévoilent l’intériorité d’un être à la colère froide et refoulée, qui ressasse le temps passé aux côtés de ces personnes qu’il exècre et qui, pourtant, l’ont nourri, intellectuellement mais aussi et surtout physiquement, à l’époque où il n’était encore qu’un jeune écrivain prometteur. « Ils m’en avaient toujours voulu de les avoir toujours disséqués en toute occasion, effectivement sans le moindre scrupule, mais toujours avec une circonstance atténuante ; je me disséquais moi-même encore bien d’avantage, ne m’épargnais jamais […], avec le même sans-gêne, la même grossièreté, la même indélicatesse. » Cette longue – et sublime – irritation acerbe du double de Thomas Bernhard, mélange d’adresse au public et de petite voix intérieure est, pour son interprète, le fruit de « cette part de silence intime constituant ce qui nous appartient de plus libre au milieu du bruit du monde ». Une « nécessité pour ce personnage, coincé à ce diner qu’il aurait dû refuser, et sur lequel plane le suicide de la Joana, figure de l’artiste exigeante en quête d’absolu et son opposé, un vieux comédien du Burgtheater de Vienne se pavanant après avoir triomphé dans un rôle mineur du Canard sauvage d’Ibsen. »
Amour & haine
Rejoint par les convives portant chandeliers, vin et gâteaux, la scène oblique où il trône dans son fauteuil s’illumine autour d’un piano à queue. Le temps du dîner est venu. Les pas s’accélèrent et les joutes verbales se durcissent. Ces « cadavres artistiques vivants » et autres « sénateurs de l’art » comme il aime les appeler, vont chèrement vendre leur peau dans un ballet au tempo allant crescendo : du comédien vaniteux et méprisé de tous (à commencer par le mari Ausberger), à la romancière Jeannie Billroth « qui s’est toujours considérée comme la Virginia Woolf de Vienne, alors qu’elle a tout au plus prouvé par ses romans et nouvelles, qu’elle est une jacasseuse sentimentale et guindée et une déplorable pourvoyeuse de kitsch sur papier », l’alcoolisme mondain n’est pas gai et n’arrange rien aux ressentiments exprimés. L’horreur qui nous était promise devient réalité avec ses relents de courbettes et de bassesses, ses jeux de séduction fanés. L’on en vient à épouser les mots de l’écrivain-narrateur, plongé désormais dans un silence analytique, qui confiait préférer « [s]on Gogol, [s]on Pascal, [s]on Montaigne » à cette mascarade désolante de mondanités, interrompue par des images brouillonnes et longuettes de la Joana, projetées sur un voile blanc entre public et comédiens au son du Boléro de Ravel. La seule faiblesse d’une mise en scène intelligente dont la sobriété forme un écrin dédié au verbe et à la complexité des sentiments. Par un habile retournement, le feu des critiques se déchaîne alors sur le narrateur dans un rugissement choral où s’articulent ses pensées et les points de vue de chacun.
Acuité & lucidité
« Comme son alter ego, Thomas Bernhard ne peut fuir ce qu’il a été, l’opportunisme artistique dont il a fait preuve. Il s’est servi de ces gens, a été l’un d’eux et l’aversion qu’il exprime est tout autant celle qu’il a pour ce milieu sclérosé et sans “pureté” artistique, que pour ce qu’il lui rappelle de lui-même », confie un Claude Duparfait galvanisé par « ce texte plaçant l’art et l’écriture en engagement absolu qui, seul, peut donner du sens à la vie et, finalement, aider à vivre ». Reste pour cela à faire table rase des artifices régissant nos existences – les arbres à abattre du titre – sans tomber dans le refoulement du passé – celui de la collusion avec le nazisme pour la société autrichienne, autre épineux héritage dénoncé par ailleurs. « Je cherche l’origine de ma débâcle », confessait Bernhard en 1968. Il aura mis seize ans à la trouver et à l’écrire, pour continuer à avancer.
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