La mémoire dans la peau

© Gregory Batardon

Jeune chorégraphe pétrie de talent, danseuse remarquée chez Alain Platel, Angelin Preljocaj ou encore James Thierrée, Kaori Ito nous entraîne, avec Island of no memories, aux tréfonds du cerveau humain, là où la mémoire s’étiole. Une pièce habitée de fantastique et hantée de fantasque.

Tête basse, le corps s’étirant dans toute sa hauteur, elle évolue, fiévreuse, en mouvements obliques et répétitifs de bras et de jambes, tel un échassier survitaminé. Le méli-mélo de cordes noires à ses pieds, secoué frénétiquement comme des algues sombres dont elle finit par parer sa chevelure débordante, donne corps à un indémêlable nœud de souvenirs englués, première métaphore du spectacle. Elle, c’est Kaori Ito, 32 ans dont 27 passés à danser, avec frénésie, du ballet classique de son enfance aux techniques de Martha Graham et Merce Cunningham. Il y a de la douceur, de la rêverie et du mystère chez la belle japonaise. Une présence aussi. Palpable. Mouvante. Touchante. Une trace et une ligne qu’elle tisse avec les deux interprètes l’accompagnant sur le plateau, Thomas Bentin et Mirka Prokešová, aux styles diamétralement opposés. Ce trio est échoué sur les rivages de leurs propres identités, sur une île où la mémoire leur file entre les doigts.

© Laurent Paillier

Histoire de l’oubli
S’inspirant d’Histoire de l’oubli, roman publié en 2008 par Stefan Merrill Block, la chorégraphe puise aussi dans ses souvenirs pour composer les personnages d’Island of no memories. « J’ai grandi à Tokyo, où j’observais souvent des hommes d’affaires ivres qui titubaient, tombaient et dormaient dans la rue », confie-t-elle. « Ils étaient tellement dépassés par leur vie que ces moments extrêmes, totalement opposés à leurs responsabilités de la journée, devenaient nécessaires pour oublier les obligations et le stress de l’existence. » Ainsi naissait l’obscur personnage interprété par Thomas, fuyant la routine de sa vie avec un plaisir non feint. Magnifié par une expressivité déguenillée et une gestuelle répétitive alimentée de soubresauts, le danseur-comédien livre les conflits naissant entre son corps et son esprit en puisant dans toute sa palette de théâtralité. L’émotion palpable change au rythme de la fulgurance de ses mouvements, calqués sur une partition sonore superposant un air de piano, des cliquetis métalliques et des bruits robotiques aux sons des publicités télévisuelles ayant bercé l’enfance de la chorégraphe.

Soignant ses transitions, Kaori Ito module habilement les focales tout en bâtissant la dramaturgie de l’histoire qu’elle nous livre, traces de la formidable “école flamande” qu’elle a fréquenté en tant qu’interprète auprès d’Alain Platel, Sidi Larbi Cherkaoui ou encore Guy Cassiers. L’on plonge ainsi, sans coup férir, au centre de l’esprit dérangé d’un Thomas, génialement paumé, le regard hagard, dont la réalité tourne de travers. Le fil de ses souvenirs et de ses perceptions se renverse, à l’image de sa veste laissant apparaître une multitude de poches qu’il regarde, comme le monde, avec l’intensité et l’incompréhension des premières fois. On vacille. On tangue au bord d’un autre nous-même. Comme dans Le Voyage de Chihiro de Miyazaki, le troisième personnage de la pièce n’a pas de visage. Symbole de la perte d’identité, Mirka doit s’attacher à un autre, telle une ombre collée au plus près, pour atteindre la mémoire, reprendre corps auprès de Kaori. C’est encore elle qui fascine le plus avec sa gestuelle étrange, mystérieuse et envoûtante : au sol tout d’abord, dans une renaissance bestiale, puis dans un duo de pantomime duquel se dégage une grâce du rapport au temps, à l’éloignement et, surtout, à l’altérité, source de repères. Apparaît ainsi la question centrale de la pièce : la mémoire emprisonne-t-elle dans le passé ou nous permet-elle d’être présent au monde en tant qu’individu ?

© Gregory Batardon

Oubli de l’histoire
Les corps habités, à défaut des esprits, sont explorés comme à la recherche d’un temps perdu et d’un sens dont ne subsistent que des bribes fugaces : Kaori devient une incroyable marionnette japonaise aux fils invisibles, poupée dont s’échappe une multitude de “giseigo-gitaigo” (onomatopées mimétiques sans queue ni tête de la langue japonaise), de gestes répétitifs et absurdes mais aussi de résurgences de personnages de Kabuki et d’esthétique propre au butō. Le cinéma muet n’est, lui aussi, jamais loin. Des sonneries de téléphone tenteront bien de nous tirer de ce mauvais rêve – ou, plutôt, de ce chouette cauchemar – mais sans succès. La logique est la grande absente de l’île d’Isidora. Rien n’y est à sa place. Ni les souvenirs, ni les objets. Encore moins les êtres qui servent ponctuellement de terminaux de téléphone à Thomas, à la recherche d’un lien charnel vers lui-même et vers le monde.

Entre les sentiments contradictoires nés des largesses de la liberté offerte par l’oubli et du besoin de repères et de sens inhérents à toute existence, le tableau final sonne comme une apothéose dénuée de dramatisation. Et si ces trois personnages n’étaient que les incarnations des questionnements d’un seul ?

À Strasbourg, à Pôle Sud, jeudi 18 octobre
03 88 39 23 40 – www.pole-sud.fr

À Luxembourg, au Grand Théâtre, dans le cadre du Luxembourg Festival, mardi 23 octobre
+352 47 96 39 00 – www.theatres.lu

À Mulhouse, à La Filature, vendredi 26 octobre
03 89 36 28 29 – www.lafilature.org

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