L’Homme révolté: Guy Pierre Couleau à la Comédie de l’Est
Guy Pierre Couleau, directeur de la Comédie de l’Est, présente, à Colmar, un diptyque sur l’engagement qui confronte Les Justes d’Albert Camus (du 6 au 9 octobre 2009) aux Mains sales de Jean-Paul Sartre (du 12 au 19 novembre 2009). Entretien.
Pourquoi ces pièces emblématiques sont-elles si peu jouées au théâtre ?
Je pense qu’elles sont peu montées parce qu’elles appartiennent à un théâtre pré-beckettien, qui n’a pas connu la révolution de l’écriture amenée par la publication d’En attendant Godot en 1952. Camus écrit Les Justes en 1947. Son écriture envisage encore la narration comme une fable avec des personnages. On est loin de ce que propose Beckett qui révolutionne tout le champ du théâtre : une déconstruction des personnages, une abstraction, une absence d’action ! C’est pour ça qu’aujourd’hui, on envisage des auteurs comme Sartre et Camus avec des préjugés peu favorables. Pourtant, la pertinence du propos et la puissance de leur réflexion sur le monde, écrites “à chaud” après la guerre, sont totalement valables aujourd’hui.
Révolte, résistance, sacrifice… autant de thèmes cruellement actuels. C’est la confrontation de deux approches, celle de Camus et celle de Sartre aussi proches dans leur sujet qu’éloignées dans leur fond, qui vous intéresse ?
Oui, car à l’époque, ils sont encore amis. La pièce de Camus se passe en 1905, celle de Sartre en 1943, mais on les imagine les écrire en discutant au Café de Flore. Ces pièces sont aussi un moyen de se répondre idéologiquement sur des sujets qui, déjà, les opposaient. Elles annoncent leur brouille définitive de 1953. La question de la fin et des moyens les oppose. Sur la fin révolutionnaire, ils sont d’accord. Sur les moyens à entreprendre, ils ne le sont pas du tout ! Leurs titres le disent bien : pour Camus, il y a un juste combat pour une juste cause. Les attentats sont ciblés. Pour Sartre, il y a la nécessité de se salir et de se foutre les mains « dans la merde et dans le sang » pour arriver, quelque soit le prix à payer, à la révolution.
L’ambivalence des personnages, ce moment où, pris dans un mouvement révolutionnaire qui les dépasse et les entraîne, ils sont rattrapés par leur humanité, leur propre conscience. C’est le matériau qu’un metteur en scène a envie d’explorer ?
C’est ce qui m’a bouleversé dans les deux pièces : leurs tiraillements internes, incessants. Camus disait qu’au théâtre, il est toujours intéressant de mettre en présence des forces égales, mais contradictoires. On est dans ce motif là. Deux faces d’une même médaille qui s’opposent.
Vous citez souvent L’Homme révolté dans lequel Camus dit : « Le corps est roi ». Dans quelle direction avez-vous travaillé sur le corps avec vos comédiens ?
Par empêchements de mouvements comme dans l’Acte IV, où Kaliayev est en prison. Dans la didascalie, il n’est pas entravé, va librement à la fenêtre. Je l’ai lu comme un acte sur la torture, sur les droits de l’homme. Je l’ai donc construit en partant de l’idée qu’on avait battu et torturé cet homme pour le faire parler et dénoncer les autres membres du commando. Kaliayev est couvert de sang, les vêtements déchirés, les mains attachées dans le dos, pieds nus, la gueule martyrisée. Les autres personnages le torturent devant nous par la parole. À partir de cet acte traité dans la violence, il fallait pour les autres une grande liberté de mouvements, des empoignades de frères ennemis, une nouvelle référence au duo Camus & Sartre, mais aussi Stepan & Kaliayev qui sont deux opposés qui se prennent le visage, se crachent des arguments à la tronche, se jettent par terre, puis s’étreignent car ils s’aiment, ils souffrent… On a travaillé sur des effondrements et des surgissements intenses pour exprimer le texte par le corps.
La pièce se passe en 1905. Dans quelle époque entraînez-vous le spectateur ?
On a essayé avec ma costumière de leur mettre des habits d’époque mais cela figeait les pièces dans le passé. Et puis j’ai découvert que l’expression “action directe” a été prononcée par un nihiliste russe proche de l’histoire des Justes, vers 1895. Donc j’ai compris la filiation idéologique et philosophique. Je me suis renseigné sur les mouvements activistes des années 1970-80 en Europe. En France, ils sont encore vivants et sortent petit à petit de prison, sans renier ce qu’ils ont fait. J’ai donc amené une esthétique des années 1980, proche de celle du film La Vie des autres : une pesanteur soviétique… Décors vides, murs très hauts, obstacles infranchissables pour les personnages qui tentent de les pousser avant que tout se referme sur eux.
Cinquante ans après, on trouve encore des partisans de Sartre et de Camus pour attiser le débat entre les deux. Ce diptyque dépasse ces batailles de clans désuètes…
On sait, depuis la chute du Mur de Berlin, qui avait raison. Sartre, regardant ailleurs pendant des années, faisant semblant de ne pas voir ce qui se passait en URSS, reste un vrai génie de l’écriture. Mais Camus avait raison. Les problématiques de ces deux pièces nous traversent toujours. Jeter à la poubelle l’une parce qu’on préfère l’autre est ridicule.
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