L’enfant terrible
Le 19 décembre 2010, Jean Genet aurait eu cent ans. L’écrivain franco-marocain Tahar Ben Jelloun publie un récit – Jean Genet, menteur sublime – consacré à son ami.
1974. Tahar Ben Jelloun n’est pas encore l’écrivain que l’on connaît, Goncourt 1987 avec La Nuit sacrée. Il n’est qu’un modeste pigiste du Monde poursuivant un troisième cycle à l’Université. Déjà l’écriture l’attire et son premier roman, Harrouda, n’a qu’un an lorsque Jean Genet l’appelle pour l’inviter à déjeuner. Avec l’auteur du Condamné à mort ou du Journal d’un voleur décrivant une ville de Tanger houleuse, pas question de livrer son sentiment littéraire. Dès leur première rencontre, Genet assènera : « Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout. » Loin de l’image grandiloquente des écrivains du tout Paris, Tahar Ben Jelloun décrit un homme petit au crâne rasé. Un nez de boxeur, des traces de nicotine aux doigts à cause des cigarillos Panter ou des Gitanes qu’il fume sans cesse et un désintérêt certain pour son apparence vestimentaire.
Entre les deux romanciers se noue une amitié qui ne se démentira pas, aussi profonde qu’intermittente, soumise aux disparitions et réapparitions régulières d’un Genet raconté dans un mélange d’émotion, de douceur et d’analyse sans fard de sa complexité. Tahar Ben Jelloun ne cache rien des contradictions et trahisons d’un homme dont la société retiendra tout autant les pièces que les frasques et les polémiques[1. Il sera décrié pour sa préface à un recueil de textes de la Fraction Armée Rouge (la Bande à Baader), parue dans Le Monde en 1977 et qui lui vaudra la foudre des journaux et de l’opinion publique]. Elles restent extrêmement jouées de par le monde, même si l’on présente plutôt Les Bonnes que celles interdites, ou menacées de l’être, comme Les Paravents du temps de la Guerre d’Algérie. Quant à la suspicion d’antisémitisme, Ben Jelloun la dément, comme Derrida, catégoriquement. Figure intellectuelle et homosexuel, Genet a été légionnaire, voleur, prisonnier, condamné à mort, résistant, banni, provocateur marginal et poète infréquentable… Les scandales le disputaient au génie.
Mais l’on découvre aussi un homme engagé jusqu’au bout auprès de tous les déshérités et opprimés. Déjà vieillissant, il rejoint clandestinement les États-Unis pour soutenir les Black Panthers avant de prendre fait et cause pour le peuple Palestinien. Ce sera le ciment de l’amitié entre Genet et Tahar Ben Jelloun qui fréquentent alors Mahmoud Darwich, Leila Shahid… L’écrivain génial mais maudit est insaisissable. Il n’a ni adresse, ni téléphone, ni meubles, vivant dans des chambres d’hôtel à proximité des gares. Surtout ne pas se retourner sur le passé fait de blessures et de gouffres amers dont témoignent le poétique Funambule, ode à son grand amour Abdallah disparu en 1964, et Un Captif amoureux, que Tahar Ben Jelloun analyse comme la recherche symbolique de sa véritable mère qui l’avait abandonné enfant.