La vie est mortelle
Chorégraphe et danseuse fascinante, Kaori Ito, qui eut les honneurs de notre couverture1 en 2012, crée un nouveau solo. Robot, l’amour éternel explore avec intimité et humour, la solitude et la mort.
Vous avez récemment dansé avec votre père, parlé de l’amour avec votre compagnon dans un duo, et travaillez aujourd’hui sur la solitude et la mort. C’est le fait de vieillir, Kaori Ito, qui vous amène à vous poser ces questions ?
Je viens de devenir maman, cela décentre, forcément ! Depuis deux ans, je me questionne sur le mode de vie des artistes, enchainant tournées, rencontres rapides et profondes mais éphémères. Je doute beaucoup du sens de cette vie et me demande comment continuer avec ces contraintes. J’ai enchaîné un spectacle avec mon père, puis l’homme partageant ma vie et je viens d’avoir un fils. Ce sont les hommes de ma vie. Je me retrouve aujourd’hui avec peu de temps pour prendre celui de vivre. J’ai tenu un carnet intime sur ces relations inabouties et fugaces bien avant de tomber enceinte. J’avais à la fois peur de la solitude et besoin de temps à consacrer au vide. Finalement, nous serons seuls quand nous serons morts, mais je ne suis pas inquiète, ce long relâchement aura ses qualités.
La vie d’artiste, sans cesse sur les routes, vous pèse à ce point ?
Nous avons un mode de vie fantastique avec des choses très inspirantes que l’on croise à l’autre bout du monde. Mais c’est vide, un frottement en surface, un étirement dont les au revoir sont, à chaque fois, de petites morts, comme dans le sexe. Tout est intense mais nous laisse seul, très vite. Pour moi cela revient à frôler la sensation de mort. Robot, l’amour éternel parle de l’angoisse de l’approcher et de la certitude que le relâchement de la mort fera du bien. Lorsque j’étais enfant, mon ombre était mon fantôme, j’avais peur de ne jamais être seule. À ma mort je le serai enfin. Mais je tourne autour de cela avec beaucoup de distance et d’humour car nous vivons autant avec les disparus qu’avec les vivants. Je pars aussi d’expériences très concrètes : moi qui maîtrise parfaitement mon corps, je ne me rappelle pas des sensations et des personnes qui étaient présentes à mon accouchement. Ce lâcher prise sur son corps est proche de celui de la mort.
Porter votre intimité sur un plateau vous est nécessaire, comme de partager vos questionnements ?
On y trouve des questions justes. Au spectateur ensuite d’élaborer des réponses. Quand je dansais avec mon père, les réponses aux questions soulevées étaient à déceler dans nos regards et notre danse sur scène, qui fluctuaient chaque soir. Je cherche l’universalisme de l’intime et une prise de distance avec mon moi narcissique. La scène est comme le comptoir d’un bar : une protection et un filtre qui fait qu’on se raconte à celui qui est derrière. Je peux m’y confier car nos intimités y sont plus universelles et anonymes. Le théâtre est cet endroit sacré et protégé permettant de pousser très loin les sujets les plus personnels.
Cette attirance pour le vide, c’est un besoin de temps pour se réinventer autrement ?
J’ai tellement travaillé, du Chili à l’Australie, allant d’hôtels en salles de spectacle que je me suis rendu compte un jour que cela faisait des semaines, voire plus, que je n’avais pas regardé le ciel ! Voilà le genre de temps que j’aimerais retrouver. On oublie tellement d’être au présent, prisonnier que nous sommes de ce double mouvement : l’archivage du passé et la planification du futur. C’est de là que vient mon idée de la robotisation du temps dans cette création.
Ce n’est pas très éloigné des interrogations de Plexus, composé avec Aurélien Bory2 ?
En effet, je questionne mon corps comme une marionnette qui exprimerait des sentiments. Depuis Plexus, je suis cette marionnette qui, à l’instar du butō où l’on se demande comment danser comme un mort, explore la relation animé / inanimé. D’où ce travail sur les robots qui sont actuellement programmés dans des états de présence : on leur apprend comment l’homme par exemple s’ennuie. Renverser cette analyse de l’humanité m’intéresse, la robotisation des humains et son inverse. Je travaille en contraste avec des mouvements quotidiens, je cherche ce frottement comique de robots ayant appris à marcher comme des hommes mais qui sont gauches et, en fait, très comiques !
Votre scénographie est un praticable, recouvert de bâches et percé de trous. Une tombe symbolique ?
Oui, une tombe à mettre sur mes yeux. Je ne vois pas la vie comme une trajectoire droite à la manière des occidentaux où se succèdent naissance, vie et mort. La vie est pour moi plus proche du cercle. On peut en sortir et réapparaitre. La mort est alors autant une fin que le commencement d’autre chose. Des trappes me permettent sur scène de disparaître et de ressortir à un autre endroit, ce qui se double d’un travail de plastification de ma peau, à mon échelle, me permettant de m’habiller de ma propre peau en plastique, écho aux cycles de répétition de la vie et de ces enveloppes qui changent et se succèdent.
Vous dites que vous continuerez à danser après votre mort. Comment voyez-vous cela ?
Je ne sais pas trop. Le plus important est de vivre en acceptant la mort à venir afin d’apprécier le présent pour ce qu’il est. Même si je deviens plus tard un insecte, je sais que je réfléchirais encore à comment je me meus. J’utilise la chanson O Solitude de Purcell, interprétée par Rosemary Standley, créant un contraste entre la voix chaleureuse de l’interprète et la lecture robotique de mon journal intime par Siri, truffé d’erreurs de prononciation. Ces états décalés sont drôles. La mort ne doit pas faire peur, ni être enfermée dans un tabou pétrifiant.
mascenenationale.com
À la MAC (Créteil), du 24 au 27 janvier
maccreteil.com
Au 104 (Paris), du 3 au 7 avril dans le cadre du Tandem Paris-Tokyo, dans le cadre de SÉQUENCE DANSE PARIS
104.fr
> redécouvrez aussi Plexus de Kaori Ito, du 20 au 24 mars, au 104 (Paris)
104.fr
kaoriito.com
1 Pour Island of no memories, précédent solo de Kaori Ito, voir Poly n°152
2 Lire Gravity dans Poly n°176 ou sur poly.fr