Kafka sur le rivage
De janvier à juin, Jean-Baptiste André présente pas moins de six pièces au Maillon et au Festival Melting Pot. Une plongée dans les métamorphoses d’un danseur circassien touche-à-tout.
Jean-Baptiste André a plusieurs visages. Insaisissable équilibriste passé par le Centre national des Arts du cirque[1. www.cnac.fr], il crée un premier solo en 2004, Intérieur Nuit, qu’il continue de jouer, comme au Théâtre de Hautepierre à la mi-janvier. « Un moyen de l’emmener dans le temps, de le revisiter… J’en deviens presque son propre interprète et le vois se modifier, comme si je le regardais de l’extérieur », admet-il. Ce huis clos repose sur un jeu de vidéoprojections renversant les lois de la gravité. Jean-Baptiste y évolue dans une pièce – chambre ou prison ? – questionnant la réalité de l’être dans un jeu de corps mutant en jeu de l’esprit. L’identité et sa pluralité de facettes chevillées au cœur, La Métamorphose de Kafka comme inspiration existentielle à une réflexion psychologique et mouvementée de la transformation, du doute. De la solitude et de la folie. De l’ennui aussi. Son personnage « se bute au mur, se confronte à l’altérité avec un humour bien à lui », tout en nuances et en fulgurances, tel un éclat de rire, aussi léger qu’inquiétant.
Ses premiers pas de soliste se couplent à ceux d’interprète sous la direction de Philippe Découflé. Le début d’une longue série de collaborations avec des chorégraphes de renom, Christian Rizzo, Rachid Ouramdane ou François Verret. Autant de masques qui déroutent, titillent le besoin normatif d’un milieu aimant les étiquettes bien reconnaissables : circassien, comédien ou danseur ? Metteur en scène, chorégraphe ou interprète ? « Je suis, tout simplement » réplique le jeune artiste, un brin goguenard. « La variété de ces expériences révèle en moi une personnalité. Tous ces grands chorégraphes me font prendre conscience de ma spécificité. Ils me poussent à affiner ma propre écriture qui se colore de la radicalité et de la forme de pensée plastique de l’espace de Rizzo, des interrogations dramaturgiques et politiques de François Verret ou encore de la force des témoignages réels utilisés par Rachid Ouramdane dans Des témoins ordinaires… »
Des questionnements nés en seconde année du CNAC où il rencontre le metteur en scène Michel Cerda, son référent pour la spécialité clown, choisie après l’équilibre sur les mains. Ils ne se quitteront plus, Michel devenant dramaturge et “regard extérieur” de toutes ses créations, Intérieur Nuit, Comme en plein jour et Qu’après en être revenu, à voir au Maillon fin mars. « C’est pour moi un “maïeute”, un accoucheur d’esprit pratiquant l’art du détour », assure-t-il. « Pour ma dernière création, j’avais envie d’un ballet d’équilibristes alors que notre discipline est plutôt solitaire. Convoquer sur le plateau plusieurs personnes pratiquant un même art permet d’en révéler les différences et les identités. » Ne voulant pas s’enfermer dans une position de soliste après son second spectacle, Comme en plein jour, Jean-Baptiste fait appel à Michel Cerda pour l’aider dans « l’épreuve de cette création de groupe où s’est posée la difficulté d’être à la fois dedans et dehors ».
Derrière ses titres intrigants, se dévoile la face immergée de l’iceberg : le regard sur soi aiguisé d’un jeune artiste jouant sur les scènes européennes les plus prestigieuses. Tout de blanc vêtu dans Comme en plein jour, son corps devient support pour les projections vidéos qui s’y révèlent, potentiel de coloration et de matérialisation de l’âme pour celui qui, placé sous le feu des projecteurs, ne s’appartient plus tout à fait… Un sillon qu’il creuse dans Qu’après en être revenu, plongée dans le Grand Nord avec deux compagnons d’équilibre. Un pas de plus dans son exploration « des limites géographiques, physiques et psychologiques du corps, de sa résistance ». Cette fois, le prisme du groupe prévaut sur l’individu dans cette équipée sauvage aux confins d’un immense espace blanc qui a fasciné les écrivains (Jack London) et les aventuriers comme Jean–Baptiste Charcot dont les journaux de bord l’ont inspiré : « D’où vient l’étrange attirance si tenace, si puissante pour les régions polaires qu’après en être revenu, on n’éprouve l’envie que d’y retourner ? »
Sur scène, une immense feuille de journal, à la fois carte du territoire et matière blanche glacée, sert de terrain de jeu. « Elle se déploie comme un paysage pour devenir, tour à tour banquise, avalanche lorsqu’elle nous recouvre, robe blanche de neige dont on se pare pour finir comme un sac à dos qu’on emmène avec soi. » La sonorisation du plateau donne au froissement du papier le bruit des pas dans la neige dans un subtil rapport charnel à la matière renforcé par la présence et le jeu, en live, de Tony Chauvin. Ce guitariste de math rock[2. Rock expérimental avec beaucoup de riffs], créateur du groupe Chevreuil, apporte respirations et contrepoints musicaux. Placé sous une herse de projecteurs diffusant la lumière criarde des bases de recherche du Pôle, il renforce la dimension psychologique de la quête du péril extrême, « cette fascination / obstination d’y retourner que je rapproche des obsessions du cirque et de la recherche artistique : pousser ses limites, aller au-delà, apprivoiser son corps pour se dépasser. » Perdre le Nord pour, peut-être, mieux se trouver.
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com
Dis-moi ce que tu vois, je te dirai… & Papiers découpés (formes courtes), à Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre pendant le Festival Melting Pot, mercredi 13 et jeudi 14 juin
09 50 88 09 50 – www.lesmigrateurs.org