In Art We Trust
Plasticien et metteur en scène phare de la dernière décennie, Romeo Castellucci revient au Maillon avec deux pièces questionnant la place de l’image dans nos sociétés. Rencontre avec un homme de théâtre, loin d’être échaudé par les hurlements au blasphème des intégristes catholiques autour de Sur le concept du visage du fils de Dieu.
Après la trilogie Inferno / Purgatorio / Paradisio, la religion revient dans votre travail avec Sur le concept du visage du fils de Dieu. Un spectacle qui a déchainé les passions de l’extrême droite et des intégristes catholiques comme rarement en France. Avec le recul, quel regard portez-vous sur cette polémique ?
La religion n’est pas ma spécialité mais son rapport à l’art est très étroit. Leur proximité est originelle, ils sont nés tous les deux dans une caverne. Leur lien est inévitable théologiquement mais pas religieusement. La polémique qui a eu lieu me dépasse et n’est pas mon problème. Ces extrémistes et ces fascistes ont toujours parlé d’un objet qu’ils ont inventé. Il n’y a pas de dialogue possible car nous n’avons aucun langage commun. Ils opèrent une simplification épouvantable qui se termine par de la violence qui est, toujours, un langage trop simple. Or, mon rapport à l’art est compliqué car c’est une expérience complexe qui demande une attention particulière.
Votre pièce parle de l’amour et de la compassion d’un fils pour son père incontinent, le tout sous le regard de l’énorme portrait de Jésus par Antonello da Messina. L’utilisation politique de votre pièce ou son incompréhension vous ont étonné ?
Je crois sincèrement que ces gens ne comprennent rien à l’art. Ils ne savent pas qui sont Caravaggio et Grünewald, ne connaissent pas l’histoire de l’image dans l’Église catholique qui a été jusqu’au XVIIe siècle une institution permettant de nourrir l’art. Ma pièce parle de la condition humaine. Il y a le portrait d’un homme, qui se trouve probablement être Jésus, mais pas de signes religieux. Ce n’est qu’une référence à lui, une possibilité, pas un signe. Cet homme est capable de regarder les spectateurs en train, eux-mêmes, de contempler cette histoire humaine. Donc le voyeurisme du spectateur est inversé et le spectateur se retrouve projeté sur le plateau. Antonello da Messina utilisait une technique novatrice pour l’époque. Le regard de son personnage est adressé tout droit dans les yeux de chaque personne du public, ce qui crée une relation très intime où il n’y a besoin d’aucun mot. Notre regard peut ainsi soutenir celui de la chute dans l’abîme de l’expérience humaine. C’est un De profundis. On peut se voir nous même sur le plateau parce que quelqu’un d’autre est capable de soutenir notre regard, le Jésus de da Messina.
La seconde partie du spectacle dans laquelle un groupe d’enfants jette de fausses grenades en aluminium sur le visage du Christ a entrainé des hurlements au blasphème et au geste iconoclaste alors même que les interprétations sont ouvertes : violence pour attirer l’attention, colère, besoin de spiritualité ou même rejet de Dieu. Que signifie cette image pour vous ?
Tout cela est possible ! Mon image est ambiguë et peut se lire de toutes ces manières. Nous pouvons la considérer comme une sorte de “où es-tu Jésus ?” Il s’agit pour moi de montrer le rapport entre le Psaume 22 – « Tu es mon berger » projeté en anglais sur le tableau et, grâce à un changement de lumière, on peut lire ensuite “You are not my shepherd” – et le Psaume 23 où il est dit : « Où es-tu ? Pourquoi m’as-tu abandonné ? » Les mots de Jésus sur la croix. Ce psaume est aussi celui des juifs s’interrogeant sur Dieu dans les Camps nazis. La scène avec les enfants exprime cela dans une métaphore de l’humanité.
Il y a aussi une référence à une photographie de Diane Arbus : le portrait d’un enfant à Central Park, très mince, avec une grenade dans la main et une expression de rage sur le visage. Pour moi c’est une icône de la condition humaine de notre époque, mélange de fragilité et de faim. La rage même d’être abandonné. La violence est amenée par des innocents car les enfants le sont par essence. Ce geste, apparemment violent, est un geste d’innocence. Donc on peut l’inverser et il peut ainsi être considéré comme celui d’une prière. Mais toutes les lectures sont légitimes. Je ne peux simplement pas accepter la censure que certains ont essayé de lancer contre moi.
Il est aussi question d’image dans The Four seasons restaurant à travers l’histoire de Mark Rothko qui, en 1958, retire ses toiles des murs de ce resto chic new-yorkais qui lui en avait passé commande. Le geste fort d’un artiste refusant de montrer ses toiles au public fortuné de ce lieu. Cette opposition et cet effacement qui oblige à voir différemment vous inspirent ?
Absolument. À cette époque le geste de Rothko est devenu une légende dans le milieu artistique. Détacher des tableaux était presque un acte philosophique. J’ai pensé pour ma part à La Mort d’Empédocle d’Hölderlin. Les refus sont entendus comme un acte esthétique et philosophique : l’éclipse de l’art et de l’image. Nous sommes face à ce choix et je pense que, particulièrement à notre époque, il peut devenir absolument nécessaire, chargé d’une pensée politique radicale. Il faut reconsidérer toutes les images, les reconquérir et pas les consommer. Rappelons-nous que ce n’est pas par hasard si Rothko n’a pas accepté que l’art soit consommé, dans un restaurant, un endroit où manger ! Il a refusé cette sorte de boulimie du rapport à l’image dans l’Amérique des années 1960. C’était une maladie de la société, reprise par Andy Warhol de manière homéopathique. Rothko a inventé l’effacement comme acte radical de peinture.
Quel lien tissez-vous entre les deux spectacles ?
Un rapport avec l’image, la peinture de la Renaissance qui est au sommet de l’humanisme et de l’idéal de la beauté portée par des hommes. Antonello da Messina incarne cette perfection. Gilles Deleuze disait qu’avec Jésus on a l’invention du visage dans l’histoire de l’art. Le portrait que je montre représente la peinture. Dans Sul concetto di volto…, l’image se retire chez les hommes. Après “où es-tu Dieu ?” Où es-tu image ? Celle-ci collapse face à une communauté humaine perdue. Dans l’autre spectacle, c’est l’homme qui refuse toutes les images. Il y a donc un chiasme de da Messina à Rothko. Son rôle chez les hommes est questionné : d’un côté ils sont abandonnés par elle, de l’autre l’homme veut les abandonner et se jeter dans un trou noir capable d’engloutir la réalité, de faire disparaitre la lumière. Ce trou noir qui ouvre The Four seasons restaurant est la bouche de l’Etna où s’est jeté Empédocle. Le philosophe grec casse le contrat social comme le doit tout artiste. Ce dernier doit devenir hors-la-loi, hérétique, car l’Art est toujours une forme d’hérésie. Hölderlin se concentre sur sa volonté de se jeter dans le volcan et de tout abandonner : le geste esthétique d’un homme qui est capable de devenir une autre image.
The Four seasons restaurant, à Strasbourg, au Maillon-Wacken, mardi 20 et mercredi 21 novembre
03 88 27 61 81 – www.maillon.eu
Conférences sur Le Christ dans le théâtre du XXIe siècle, des tréteaux à la « parole qui porte la planche », au Centre Emmanuel-Mounier, lundi 12 novembre