Hells Angélica
Révélation du Festival d’Avignon 2010 avec La Casa de la Fuerza, Angélica Liddell plonge dans son âme tourmentée pour créer un théâtre sombrement flamboyant, intensément cru et violemment désespéré. Rencontre avec l’Espagnole lors de son escale au Maillon, en avril à Strasbourg.
Vous faites partie de ces rares personnes qui puisent totalement dans leur expérience personnelle pour construire leurs pièces. Un besoin de raconter sa noirceur ou de véracité sur scène ?
Le besoin c’est justement quand on n’a pas recours à ses expériences propres. La scène révèle ce que la réalité occulte. Le fait de raconter une expérience n’est pas un gage de vérité, car elle fait l’objet d’une construction et d’une mise en forme. L’objet de mon travail consiste simplement à chercher à provoquer des émotions, comme dans la vie.
Dans La Casa de la Fuerza vous confessez être maniaco-dépressive et le faites éprouver au public. N’est-il pas difficile de se remettre dans cet état de rage, de colère et de souffrance chaque soir de représentation ?
C’est totalement épuisant ! Mais j’ai fait ce choix délibéré de travailler avec cette matière là, avec cet “état” qui est pour moi une façon de me venger. J’utilise clairement la scène pour me venger du monde, de ma propre naissance et de tout ce qui m’empêche d’être heureuse.
Votre théâtre dénonce le monde d’aujourd’hui : prostitution, violence morale et physique, domination masculine, etc. Aussi terrifiant, voire plus, qu’un siècle plus tôt…
L’espoir ne m’intéresse pas. Il n’est en aucune façon, pour moi, une matière de travail. Ce à quoi je me confronte renvoie à une certaine immobilité. Je m’intéresse à ce qui appartient à l’Homme et je ne crois pas qu’il y ait un ordre social capable d’apporter une solution à la méchanceté, à la vilenie, à la capacité d’humilier…
En assénant de telles choses, quelle est votre part de conscience politique, d’envie de changer les choses en les dénonçant ?
J’en parlais avec de jeunes gens qui me posaient la même question et je leur disais que je n’avais pas besoin d’être féministe pour avoir conscience d’être femme. Cette conscience s’acquiert à coups de pieds au cul et c’est ça qui crée le sentiment de rébellion. Je n’ai pas besoin d’engagement politique si ce n’est de donner conscience du conflit d’être au monde. Ma conscience d’être femme crée la rébellion qui est mon moteur. Elle peut être source de révolte, mais cela ne m’appartient pas.
Dostoïevski disait dans L’Idiot que « la Beauté sauvera le monde. » Votre art vous aide-t-il à vivre ?
Dostoïevski avait raison. C’est ce qui me sauve effectivement. Quand on s’enlise et qu’on en a jusqu’au cou, que tout ce que l’on constate est de la méfiance, tout ce qu’on éprouve du dégoût, alors la beauté est une planche de salut.
Qu’y a-t-il de l’Espagne et du Mexique d’aujourd’hui dans tout cela ? Feriez-vous le même théâtre ailleurs ?
Les circonstances ont fait que je suis allée travailler au Mexique et que j’y ai rencontré les trois femmes du spectacle. C’est le pays par excellence du machisme, de la brutalité, de la barbarie. Peut-être la société qui m’a le plus répugnée. En découvrant ces femmes, j’ai compris à quel point il fallait être courageuse pour y vivre. J’ai eu envie de faire venir ces trois sœurs mexicaines pour travailler avec moi au théâtre.
Que gardez-vous de la grande folie de l’époque de la Movida ?
Je n’y ai pas vraiment participé. J’avais 17 ou 18 ans mais je n’étais encore qu’une ado qui avait bien trop peur pour toucher aux drogues qui circulaient partout. Un tas de gens, si jeunes et si beaux, disparaissaient à cause de l’héroïne, du sida et de ce mouvement totalement incontrôlé.
Dans La Casa de la Fuerza, au-delà de l’horreur des meurtres et viols de Cieudad Juarez, je dois avouer – et c’est terrible de dire cela – avoir plus été touché par l’infinie solitude et la profondeur sans fin du désespoir que vous confiez dans votre pièce… Le sensible est-il le fil par lequel vous abordez vos créations ?
Je me place face à des spectateurs donc cela est fondamental. C’est une grande responsabilité pour moi et j’ai envie que le public comprenne cette solitude, qu’il fasse cet exercice de piedad (ce mot a deux sens en Français, à la fois piété et pitié, NDLR). Je voudrais qu’il comprenne ce conflit d’être vivant, cette obsession qui m’habite. Mais j’ai toujours peur de ne pas être comprise. Ce que je dis est comme une chanson pleine de dépit, qui culminerait dans cette solitude. J’aimerais qu’il la comprenne et je fais tout ce que je crois devoir faire pour. Souvent je dis aux comédiennes d’avoir conscience qu’on est en train de les regarder pour la première fois.
Quels sont les sujets qui vous titillent, qui vous habitent aujourd’hui ?
C’est difficile à résumer mais je travaille actuellement sur les massacres des jeunes gens à Utøya, l’île norvégienne. Je construis une fiction autour de l’idée de l’irrémédiable, de la perte de la jeunesse, la sensation de ce qui est irrécupérable.
La musique est très présente dans La Casa. On dit en français qu’elle adoucit les mœurs…
La musique est pour moi ce qui dit la vérité. Elle permet d’établir des liens directs avec les émotions, les sentiments. Elle me met dans un état de transe, comme si j’étais dans une forêt et que l’on entendait des tambours qui résonnent. Ça m’aide à opérer cette transformation, comme une fête dionysiaque me permettant d’entrer dans cet état d’altération de la conscience.
En dehors des peintures de la Renaissance, quels sont les artistes dont le travail vous inspire ?
À dire vrai, je vis un peu à l’écart de la vie culturelle. Il y a des gens de théâtre qui peuvent m’influencer (Pipo Delbono, Alain Platel…) mais mes influences viennent plus du cinéma et de la peinture. Finalement c’est toujours le même qui gagne à la fin : Le Caravage.