Directrice artistique de l’association et de la compagnie Rodéo d’âme, cette jeune doctorante et metteuse en scène porte Des Voix dans la nuit, cycle de rencontres sur les derniers témoins et l’art dans les camps nazis et vichystes.
Quel est le fil conducteur de Rodéo d’âme qui, après un travail autour de la Première Guerre mondiale en 2007, s’attaque à la Seconde ?
L’impulsion de départ était la volonté d’interroger notre histoire à travers l’outil artistique. Faire un cours ne m’intéresse pas. Par contre, voir les liens et répercussions de ces événements sur nous, interroger les traces, les archives, les survivants, les legs familiaux et culturels me passionne. Nous faisons cohabiter les créations artistiques de l’époque et une jeune génération d’artistes qui s’empare de cette mémoire-là pour créer, avec de nouveaux outils, de nouvelles formes de transmission car bientôt les témoins directs ne seront, malheureusement, plus.
Votre pièce de théâtre documentaire, Une poignée de terre, revisite les moments les plus durs de l’histoire européenne : des années 1930 à 2030, date de mort du dernier déporté, fin programmée de la « mémoire vivante »…
Le théâtre documentaire est un genre méconnu qui repose sur les faits, les archives, les chiffres, les extraits de journaux… J’essaie de réactualiser les choses en partant de la montée du national-socialisme, l’ouverture des camps, leur libération. Puis les premiers procès, la guerre d’Algérie dans les années 1960. Vingt ans plus tard, les anciens déportés se rendent dans les collèges et lycées parce qu’il y a une nécessité face à la montée des révisionnistes et négationnistes, de ne pas laisser dire ça ! On avance dans les années en arrivant à 2011 pour poser la question : qui voudrait reconstruire Auschwitz-Birkenau, en train de s’effondrer ? Ça coûterait quatre millions d’euros, quasiment rien, au regard du symbole et de son importance…
À la Médiathèque Malraux prennent place les dessins de Jeannette L’Herminier, compagne de douleur de Germaine Tillion, résistante déportée à Ravensbrück. Les Robes grises montrent des femmes dignes, élégantes et sans aucun visage…
J’ai trouvé ces dessins au Musée de la résistance et de la déportation de Besançon. Ils n’avaient jamais été utilisés. Ils pourraient presque être des dessins de mode de l’époque, c’est très troublant. Jeannette L’Herminier raconte qu’elle a arrondi un peu les mollets, enlevé les tâches sur les robes et que ses compagnes du camp se recoiffaient avant de poser, trouvant un petit bout de paille ou de fer par terre pour ramasser leurs cheveux. Elle ne montre pas la vérité mais redonne une dignité, une humanité à ses camarades pour retrouver ce que les nazis voulaient leur enlever. Ces séances de pose étaient salvatrices, comme Germaine Tillion lisant le soir sa pièce, celles qui l’écoutaient étant écroulées de rire en l’entendant. Imaginer ces femmes rire à Ravensbrück me fait plaisir, me bouleverse. Ce message à destination de l’humanité est incroyable. Quand on arrive proche de l’abîme, ce qui sauve l’humain est la culture.
Les Yeux mêlés replace les victimes et leur parole dans l’ancien camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Vous questionnez la transmission de la mémoire par ce dispositif original. Justement, en quoi l’est-il ?
La première fois que je suis allée au Struthof, comme dans les autres camps, j’ai été frappée par l’impossibilité que j’avais de me représenter quoi que ce soit. Le camp est vide de vie. Comment faire pour l’habiter le temps d’une exposition afin que les visiteurs se sentent accueillis ? Nous avons fait des photos des anciens déportés revenus dans ce lieu, 65 ans après leur libération. Nous repositionnons ces très grands formats in situ. Le visiteur est accompagné par eux. Le second projet se tient dans le hall d’exposition du Centre européen du résistant déporté. Vous vous asseyez sur une chaise en face d’une autre, vide, sur laquelle apparaît un petit écran vidéo où un déporté raconte son expérience, en tête à tête. Selon la teneur des propos, le designer a dessiné des assises différentes. Lorsqu’un déporté parle de l’amitié franco-allemande dans les années 1980, il y a plusieurs tabourets. Par contre, quand un autre confie qu’il n’en pouvait plus, qu’il a failli se balancer contre les barbelés lorsque quelqu’un lui a posé la main sur l’épaule et que ce contact physique l’a bouleversé, calmé, le designer a conçu un banc pour deux personnes, un peu creusé au milieu où vous touchez forcément l’autre. Le troisième projet se déroule au sous-sol avec une performance vidéo réalisée à Strasbourg.
En Alsace, se pose aussi la question du voisinage du camp, des habitants qui savaient ou ne savaient pas, de ceux qui ont fait ou pas… Vous ne vous emparez pas de cet aspect de l’histoire ?
Nous laissons Claude Lanzmann le faire. On s’est interrogés sur cette question mais on a manqué de temps, non d’intérêt. Nous ne pouvions tout faire. Nous nous concentrons sur la création artistique, le rôle salvateur de l’art dans ces moments-là, même si les “à-côtés” y auraient eu leur place.
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