Cinq questions à… Romeo Castellucci
Plasticien, scénographe et metteur en scène régulièrement accueilli à Strasbourg depuis ses premières créations, l’Italien Romeo Castellucci était, cet été, l’artiste associé du Festival d’Avignon. Le directeur de la Socìetas Raffaello Sanzio y a créé un triptyque fleuve, libre adaptation de La Divine Comédie de Dante, qu’il présente en janvier au Maillon.
Trois spectacles sur un livre dont pas un mot n’est prononcé. Vous poussez, jusqu’à son paroxysme, votre travail sur les lignes de force d’une œuvre et l’évocation d’images qu’elle fait naître en vous…
J’ai très rapidement abandonné l’idée d’illustrer La Divine Comédie car c’est tout simplement impossible ! L’irreprésentabilité est ce qui m’intéresse le plus dans l’art. J’ai dû oublier le livre, me placer à la place de Dante au début de son voyage. Me mettre dans la position d’un aveugle ignorant tout du périple à venir, plongé dans l’obscurité qui est aussi la condition de la naissance de l’art et celle de l’artiste tout court, car si on ne discerne rien dans le noir, on peut aussi tout imaginer en son sein. Je me suis laissé porter par ce que m’inspiraient trois mots – Inferno, Purgatorio, Paradiso – pour créer ces spectacles.
Cette œuvre vous remue depuis longtemps. Pourquoi ce travail sur Dante arrive-t-il à ce moment de votre carrière ?
J’ai toujours pensé à ce monument de la culture italienne. J’entretiens, avec lui, un rapport de cauchemar nourri par l’imagination la plus pure et la plus radicale. Avignon a constitué une bonne occasion de réaliser cette création dans un lieu aussi vieux que La Divine comédie. La Cour d’honneur du Palais des Papes a appelé cette œuvre. Dante a, en quelque sorte, inventé l’imagination grâce à son extraordinaire monde parallèle sans référence à la loi physique. Il s’est imposé, en Europe, comme le premier artiste ayant pris sur lui la liberté et la responsabilité de la création en se plaçant au centre d’une œuvre, avec tous les dangers que cela implique.
Paradiso était visible à Avignon sous la forme d’une installation dans l’Église des Célestins. Vous le retravaillez en vue de sa présentation à Strasbourg, notamment au travers de la couleur et de la lumière, deux dominantes de vos créations. Qu’en est-il ?
Il n’était pas évident de trouver une autre église gothique que je pouvais remplir d’eau ! Du coup, j’élabore une version plus abstraite de Paradiso. J’imagine une expérience individuelle basée sur un travail de la lumière sans lumière. Au spectateur de la produire lui-même. Je travaille toujours la lumière avec la même “idéologie” : ce n’est pas un moyen d’éclairer mais un corps qui entre et qui sort de l’espace, quelque chose d’imbriqué au sein même de toute dramaturgie. L’expérience, que je prépare pour l’œil et pour le corps, se fait dans un paradoxe : il n’y a rien à voir car tout est exposé. La symbolique y tient aussi une grande part : lumière aveuglante, cercle qui est le mouvement principal de La Divine comédie, triangle…
Vous vous faites attaquer par des chiens en ouverture d’Inferno, vous confrontez le public au pardon d’un enfant violé par son père dans Purgatorio : que recherchez-vous dans cette confrontation à la violence ?
Elle est symbolique, ce n’est qu’un moment de théâtre sur le plateau, un lieu définitivement faux. Le théâtre est contre la vérité, et la violence n’est qu’un système métaphorique lié à la dramaturgie. Si cette violence est parfois insupportable, c’est qu’elle appartient aux spectateurs, qu’elle rebondit en eux et entre en résonance avec leurs propres expériences. Le théâtre questionne l’essence même de la violence. Les chiens représentent la première image d’Inferno où le poète est en danger, repoussé dans le noir sous la menace de l’animal. Quant à Purgatorio, il renvoie à des racines théologiques tout en contenant plusieurs niveaux de lecture possibles. Mon but est de faire naître une pluralité d’images et d’émotions dans le public.
Il vous est souvent reproché d’être plus dans la production d’images fortes que dans une réelle recherche de sens, c’est-à-dire d’être plus du côté plastique de l’art contemporain que du théâtre. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut diviser ou séparer les deux choses. Le sens est dans l’esthétique et vice-versa. C’est le même domaine, il n’existe pas d’autres solutions, à part écrire un livre de philosophie, mais ce n’est pas mon rôle ! Le théâtre n’est rien d’autre qu’une pensée incarnée par des images. Les artistes doivent les utiliser car c’est d’elles que naît le sens. Ce débat image / sens est la persistance d’un académisme trop présent. Pour moi, l’important reste de frapper la poitrine du spectateur.
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