Avec Exhibit B, l’artiste sud-africain Brett Bailey recrée les zoos humains du milieu du XIXe siècle dans une installation déambulatoire dénonçant, dans une brutalité nue, la fabrication des représentations racistes des Noirs. Du temps des colonies aux expulsions de sans-papiers, le mécanisme de la haine est mis à jour.
Comment choisissez-vous les lieux interlopes où se déploient votre installation ?
À Bruxelles, nous avons investi les ruines d’une église gothique. C’était intéressant car les lieux étaient squattés par des sans-papiers qui vivaient aussi dans le monastère adjacent. L’église était très belle, humide, parfaite ! À Strasbourg, mon choix s’est porté sur l’ancienne Brasserie Schutzenberger qui est dans le juste état de délabrement nécessaire. Les gens s’assoient dans la pénombre, sur des bancs. Tout est volontairement froid et inconfortable.
Quelle est la genèse de ces « pièces à conviction » (Exhibit A, B…) dénonçant la phrénologie[1. Théorie du XIXe siècle qui étudiait la forme du crâne pour déterminer le caractère et qui fut utilisée par certains justifier de prétendues prédominances raciales], la torture coloniale, la violence de l’esclavagisme moderne et ancien ?
Exhibit A a été créé pour le festival de Vienne en 2010, après ma lecture d’Africans on stage : Studies in Ethnological Show Business de Bernth Lindfors autour des exhibitions de populations venues des colonies britanniques. La photographie de couverture montre un Blanc avec une grande moustache, en habits victoriens, posant devant des Africains vêtus de costumes traditionnels. Cette image est très évocatrice et j’ai voulu remontrer cela en Europe. Recréer de véritables “zoo humains”, comme à l’époque. Mais c’était surement trop provocateur, j’ai donc cherché un autre point d’entrée. Mon intérêt s’est porté sur les colonies allemandes en Afrique, en Namibie notamment. J’ai rencontré des historiens et travaillé sur cette performance exposant la manière dont les Noirs, Métis et autres populations non-blanches se sont vues représenter afin de développer et légitimer les pratiques coloniales.
Ces représentations et traitements indignes persistent aujourd’hui…
La police des frontières est venue expulser des gens pendant que nous étions dans cette église bruxelloise. Dans chaque pays, je trouve des exemples similaires et j’en inclus un dans la pièce, pour concerner directement le public. Cet été, au festival d’Avignon, cette scène du sans-papiers mort par étouffement durant son expulsion était pour la première fois placée en ouverture, pour choquer d’entrée, avec un événement contemporain.
Comment sont choisis les performeurs ?
Je fais des auditions pour en voir plus d’une quarantaine. Je leur explique la genèse et le sens du travail. Ils me parlent d’eux et de ce qu’ils ressentent par rapport à ma démarche. Très attentif à l’énergie qu’ils dégagent, je les observe, me demandant s’ils pourront résister à la pression, émotionnelle et physique de la performance. Je veux des gens avec un fort charisme. J’ai aussi des besoins spécifiques : deux pygmées, une vieille femme… Tous doivent avoir un esprit d’équipe pour s’aider et former un groupe. Quatre performeurs viennent d’Afrique et font toutes les dates dans le monde, comme les musiciens. Certaines chansons datent de l’époque du génocide namibien (1904-1909).
Être un Sud-Africain blanc et travailler sur ce sujet est-il délicat ?
Cela fait partie de mon histoire. Mes grands-parents ont voté pour l’Apartheid et j’ai passé les 27 premières années de ma vie dans ce système. Mes ancêtres avaient des esclaves, je ne peux rien y faire. Ce n’est qu’en arrivant à l’Université que j’ai pu prendre du recul, avoir une vue d’ensemble et m’en extirper parce que le système scolaire et religieux, les médias, ne faisaient que le renforcer et le promouvoir. Une part de moi s’est construite dans ce système raciste, j’essaie donc dans mon travail d’artiste, de manière cathartique, de montrer comment certains ont manipulé toute une société en usant de cette imagerie pour bâtir aussi longtemps une séparation entre les gens de couleur. Je me suis confronté à des pages horribles de l’histoire pour composer des images séductrices et évocatrices, en termes plastiques, même si elles contiennent de l’horreur.
En France, il y a un fort sentiment de honte quant à notre passé colonial et au peu de reconnaissance opérée par l’État, ce qui provoque encore une certaine cassure…
Je trouve que, dans de nombreux pays européens, les sociétés ne s’occupent pas de leur responsabilité dans le système et l’histoire coloniale en général.
La violence des images et du rapport au corps de véritables personnes ainsi exhibées choque-t-elle le public ?
Le public est très près des performeurs. Une ou deux fois des spectateurs ont voulu les toucher, mais il y a des surveillants, habillés en pantalon et chaussures noires, comme des gardes fascistes. L’énergie qui se cristallise entre les performeurs et le public est à la hauteur des dégâts de la haine véhiculée à l’époque.
Le peu d’explications entourant chaque tableau ne vous fait pas craindre de voir certains passer à côté du message véhiculé ?
Je fais de l’art. Je ne suis ni un travailleur social ni en train d’essayer de changer la société.
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