Affreux, sales et méchants
Découvert en 2008 lors du Festival Premières à Strasbourg, le metteur en scène hongrois Kornél Mundruczó revient, à La Filature, avec Hard to be a god. Une plongée infernale dans le trafic d’êtres humains et la prostitution venue de l’Est pour les amateurs de chair fraîche, à l’Ouest.
Son Frankenstein – Project avait éclaboussé la quatrième édition du Festival Premières (co-organisé par Le Maillon et le Théâtre national de Strasbourg) dédié aux jeunes metteurs en scène européens. Anormalité, monstruosité ordinaire et questions identitaires y étaient interrogées dans un container où s’entassaient public et comédiens. Trois ans plus tard, Joël Gunzburger, directeur de La Filature, a l’audace de programmer l’ultra-violent – physiquement et psychologiquement – Hard to be a god. Avec un art certain de la mise en scène, Kornél Mundruczó choisit dans chaque ville accueillant ce spectacle un lieu isolé, à la frange, pour l’inscrire sur les décombres d’un passé industriel et humain. Le voilà donc délaissant Mulhouse pour un hangar de Pulversheim, sur le carreau de l’ancienne mine de potasse Rodolphe, fermée en 1976. Deux semi-remorques s’y installeront, un gradin pour le public leur faisant front.
Humanité en transit
Trois prostituées hongroises sous le joug de Mamy Blue, leur mère maquerelle, s’entassent dans un camion, cousant de faux jeans Gucci le jour, laissées aux jouissances et aux vices des plus offrant la nuit. Ambiance glauque à souhait, entre exploitation de faux espoirs, esclavage moderne et cruauté sans limites. Lorsqu’un groupe d’hommes se met en tête, pour faire tomber un député européen et tout l’establishment dans son sillage, de tourner une vidéo dans laquelle ils rejoueraient le meurtre et l’inceste dont ils l’accusent, la descente aux enfers se profile. La route est longue. Caméra à la main, les scènes tournées, à l’arrière d’un des camions sont retransmises en direct sur la bâche le recouvrant. Humiliations sordides, sadisme, soumissions et hurlements de douleur à la limite du supportable se suivent tel un reality show hyperréaliste dans lequel des femmes tout juste sorties de l’adolescence sont violentées sans retenue pour d’obscurs desseins.
Du roman de science-fiction des frères Strugatsky – célèbres depuis l’adaptation par Andreï Tarkovsky de Stalker – dont est tirée la pièce, ne reste plus grand chose si ce n’est le personnage de Rumata, observateur infiltré venu d’une autre planète, qui a pour ordre de ne pas intervenir, quelque soient les événements. Kornél Mundruczó en fait un toubib chargé d’examiner les filles, de les rafistoler après des passes trop violentes et de remédier à leurs éventuelles grossesses. Observer avec la distance de Dieu et vivre avec cette pesante responsabilité d’assister à un carnage sans rien y faire. La douleur du témoin en corollaire de la joie de la création. Hard to be a god ne s’entend pas que pour Rumata – qui fera ses propres choix : interviendra pour stopper le carnage ou n’interviendra pas ? – mais aussi et surtout pour le public. Au milieu de l’enchaînement de scènes cauchemardesques où règne, entre terreur et effroi, le désespoir, surgissent aussi des instants d’humanité pure. Explosion de sentiments, tendresse fugace et intense de personnages en quête de bribes d’amour et de réconfort, moments de joie partagée autour de beats pop et electro où chacun entonne une chanson (notamment Mamy blue) en jouant des objets qui les entourent… L’humanité se faufile dans les méandres même du sordide, entre un enterrement vivant et un avortement pratiqué avec le squelette d’un parapluie désinfecté au Cif.
La réalité bien en face
Depuis plusieurs années, ce théâtre hyperréaliste n’est plus soutenu en Hongrie où Kornél Mundruczó est plus reconnu comme cinéaste que metteur en scène. En témoignent les prix reçus pour ses films, notamment Delta, Grand Prix de la Fédération internationale de la presse cinématographique lors du Festival de Cannes 2008. L’univers est le même, la distance est différente. Explorer les faces les plus sombres de l’esclavage moderne, de la prostitution organisée depuis les pays de l’Est pour les grandes capitales de l’Ouest (Bruxelles, Paris, Genève…) avec son cortège de sauvagerie sourde et gratuite dans un espace en déshérence heurte forcément. Le rôle et le bien-fondé d’une violence si crue assénée à des spectateurs n’ayant d’autres choix que de rester en encaissant tout cela de plein fouet ou de partir face à ce qui peut être, parfois, insoutenable questionne. Kornél Mundruczó nous place sciemment dans la position de celui qui observe, tel le Dieu de son titre, sans intervenir. Chacun trouvera sa propre réponse mais une chose est sûre : détourner le regard n’empêchera pas le drame en cours d’advenir. Le malaise dans lequel il nous laisse, une fois la pièce terminée, passe notre bonne conscience au révélateur de la réalité brute et froide d’une Europe générant son lot d’affreux, sales et méchants… bien réels.
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